Les textes qui suivent ont été écrits pour être publiés dans la presse libertaire. Ce qui n’a pas été le cas. Les raisons qui ont amené leur non publication ne nous semblent pas très importantes. Ce n’est pas là un sujet de polémique ni de déception. Et puis il existe aujourd’hui de nombreux autres moyens de faire circuler les idées.
La polémique avec Lucio ne nous intéresse guère et n’est pas l’objectif principal de ces textes. La posture de la révolte romantique et sa représentation médiatique qui incite à la soumission invétérée en suggérant que la singularité des trajectoires de ces petits malins de la combine existentielle (et autres Robin des Bois de pacotille) est un exemple d’héroïsme spectaculaire d’autant plus remarquable qu’il est, de part sa nature, ni reproductible ni généralisable (rêvez et, éblouis, obéissez braves gens !) et ne mérite que notre plus profond mépris. En ces temps maudits de grave crise qui mine le système capitaliste, il nous semble urgent de soumettre au feu de la critique bien informée et argumentée des questions telles que l’action violente collective, l’illégalisme, les stratégies collectives de rupture... et le rôle qu’endossent les premiers à s’engager sur ces chemins incertains.
Nous n’avons pas beaucoup d’illusions sur les leçons que l’on peut tirer de l’histoire. Nous pensons que celle-ci est contingente et ne reproduit que très rarement les formes du passé. Encore plus, lorsqu’il s’agit de trajectoires individuelles voire individualistes et hors de la dynamique d’un mouvement social organisé. Mais à ce jour, l’argent, fût-il abondant et arraché par l’action audacieuse et illégale aux propriétaires du capital (et même en mettant les rieurs de son côté), n’a jamais suffit à faire émerger un quelconque mouvement révolutionnaire...
Si la lecture de ces textes vous a été utile, faites-les circuler.
Précisions
1 - Cet article concernant, en partie, le personnage Lucio tel qu’il apparait sous sa propre plume n’est pas un règlement de comptes motivé par le ressentiment ou de quelconques jalousies. Si Lucio s’était contenté de fanfaronnades et n’avait publié que des balivernes, nous ne l’aurions pas traité de la même manière. Un dédain silencieux et railleur aurait suffit à manifester notre incrédulité amusée. La motivation de notre essai de décryptage du mythe Lucio trouve son origine das deux éléments choquants. D’une part, l’accusation mensongère et calomnieuse qu’il a portée contre notre camarade Luis Andrés Edo. Il l’accuse en effet de l’avoir vendu à la police espagnole. Accusation extrêmement grave, alors qu’il ne dispose d’aucun autre élément lui permettant de tenir de tels propos hormis les allégations policières tenues lors de son arrestation. D’autre part, dans l’accueil étonnamment favorable, pour ne pas dire plus, de cette entreprise de falsification de la réalité historique, usant et abusant d’une mythologie simplificatrice et bêtifiante, et d’une héroïsation inepte. Procédé qui maltraite inutilement la mémoire de camarades qui ne méritent pas un tel traitement. Mythes et héros dont Lucio s’est fait le chantre pour son plus grand bénéfice personnel. Or, à nos yeux, mythes et héros ne fonctionnent pleinement qu’en l’absence d’un véritable mouvement social révolutionnaire et sans la manifestation la plus évidente de son absence. Et perpétuer le mythe héroïque en le propageant prolonge l’absence empirique. C’est ce qui se passe actuellement avec le mouvement libertaire espagnol.
2 - Nous avons beaucoup de respect pour les camarades qui ont fait le choix de se battre les armes à la main contre la dictature franquiste et ce au péril de leur vie et de leur liberté. Cependant, le respect passe aussi par la critique. Si nous voulons tirer profit de leur combat, il serait temps d’aborder une réflexion lucide sur cette période. Nous pensons que cette réflexion ne peut se construire sur des mythes.
3 - Nous n’avons aucun goût pour la délation. Les faits sont prescrits et les personnes qui sont cités font partie du domaine public ou sont décédés. Elles appartiennent aujourd’hui à l’histoire par leur action, il n’y a donc aucune raison de taire leur nom.
4 - Le mouvement libertaire, s’il renait une nouvelle fois de ses défaites, se trouvera inévitablement confronté à l’état. Dans cet affrontement, la violence révolutionnaire, la clandestinité, etc., seront à nouveau à l’ordre du jour. La CNT en son temps avait su, pour partie, résoudre ces questions. Sans prendre cette période comme modèle, elle peut nous servir de base à une réflexion tout comme ce qui s’est passé par la suite à partir des années 1970 en Europe. Si cet article participe de ce débat, l’objectif que nous nous étions fixé sera atteint.
Lucio l’anarchist fantasy
5 Janvier 2010 A l’occasion de mon séjour à Barcelone, nous décidons avec quelques amis d’aller à San Celoni pour le cinquantième anniversaire de l’assassinat de Sabaté, el Quico (1). Pourtant, ni mes amis ni moi-même ne sommes très friands de ce genre d’événement. Au fond, je ne sais pas ce qui nous pousse à vouloir y aller... Peut-être est-ce simplement pour essayer de voir et comprndre ce que recouvre cette commémoration organisée par une association créée depuis une dizaine d’années pour célébrer la mémoire des résistant libertaires, morts les armes à la main en luttant contre la dictature franquiste.
Une cinquantaine de personnes sont réunis au cimetière municipal, sous un ciel de circonstance, pour lui rendre hommage. Une assemblée sérieuse où dominent largement les cheveux blancs et gris. Le porte-parole de l’association, après un bref laïus sur le combat mené par Sabaté et le devoir de mémoire à l’égard de ces combattants, nous donne le programme des festivités qui se dérouleront sur cinq mois. LE clou de ce cinquantième anniversaire est la restauration de sa tombe et l’érection, dans la ville de Sant Celoni, d’une sculpture pour honorer ces militants.
Après la mort de Franco, les technocrates modernistes et l’Opus Dei prennent le pouvoir sur la vieille garde franquiste. Adolfo Suarez devient alors le chef du gouvernement. Celui-ci a pour principal objectif de pérenniser par d’autres artifices le système politique mis en place par Franco. En échange d’un partage du pouvoir, socialistes et communistes acceptent de jouer le jeu du gouvernement qui propose alors un pacte social. Ce pacte est entré dans l’histoire de l’Espagne moderne sous le nom de pacte de la Moncloa (2). De toutes les organisations syndicales, seule la CNT s’oppose à ce pacte. Dès lors, elle devient l’ennemi à abattre. Pour le nouveau pouvoir, il est hors de question que la CNT redevienne la force qu’elle été avant guerre. Car, en ce début de transition vers de nouveaux modes de domination, l’aura de la CNT est grande. Rapidement, elle s’implante dans toute l’Espagne. Elle attire de nombreux salariés de tous les secteurs de l’économie espagnole. En 1978, la CNT compte, pour la seule région de Catalogne, plus de 100.000 adhérents.
Pour la marginaliser, tous les moyens seront bons. Le pouvoir utilisera largement la répression, les provocations et la criminalisation. Souvenez vous de l’affaire de l’incendie du Théâtre de La Scala (3) ou le hold-up du Banco Central de Barcelone (4). Les résultats de cette politique de coups tordus ourdis par les services de la police politique spécialisée dans les manipulations et les techniques machiavéliques de contre-insurrection ne se feront pas attendre. Nombreux sont les nouveaux militants qui prennent peur - la cruauté radicale et criminelle de la politique de répression franquiste est encore dans toutes les mémoires - et l’abandonnent. Au lendemain de ces affaires, selon Garcia Rua qui était à l’époque le secrétaire général de la CNT d’Andalousie, plus de 150.000 nouveaux adhérents, au niveau national, rendirent leur carte... Dans cette lutte implacable contre le mouvement libertaire, le pouvoir utilisera largement et très habilement à son profit les dissensions internes de la CNT. Qui, il faut le souligne, participeront fort opportunément à son discrédit et à son affaiblissement durable. En 1979, c’est la scission et les prémices de la lente et inexorable disparition de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme de la scène politique et sociale espagnole. Le pouvoir a gagné.
Aujourd’hui, après cette autre terrible défaite, pour continuer à exister, ne serait-ce que symboliquement, il ne reste plus à une partie des rescapés du mouvement libertaire, chassés de la dynamique concrète de la réalité sociale, qu’à glorifier la geste de ses héros.
Cinquante ans après sa mort, Sabaté est devenu un produit porteur pour les récupérateurs de tout poil. Les nationalistes catalans de l’ERC (gauche républicaine catalane) le revendiquent. Rien ne les arrête. L’image de Sabaté a même été utilisée lors du référendum, organisé en décembre, en faveur de l’indépendance de la Catalogne ! La municipalité de San Celoni a décidé, elle aussi, de le pas être en reste. Pour cela, elle va financer la restauration de sa tombe. Le projet présenté par la municipalité est bien laid, comme vous pouvez le voir sur les photos, mais surtout il va à l’encontre de l’idée (5) que défendaient Sabaté et ses camarades. Des différentes interventions, une seule a retenu notre attention : celle d’un habitant, membre de l’association des voisins du quartier de Sant Josep de l’Hospitalet où est né Sabaté. Il défend l’idée de conserver en l’état sa tombe. Pourquoi ? Après son enterrement, un rosier a poussé tout seul sur sa sépulture. Selon cet intervenant, c’est l’esprit rebelle de Sabaté qui continue à vivre dans ce rosier. La pose de la dalle obligerait à l’arracher et tuerait définitivement el Quico... Pourquoi pas. La cérémonie ne pouvait se terminer sans entonner un A las barricadas (6) bien triste, sans conviction aucune... Une page semble définitivement tournée.
Les héros sont fatigués...
Cette commémoration nous inspire quelques réflexions amères. Pourquoi ne parler que de Sabaté alors qu’il était accompagné dans son expédition par quatre camarades - Francisco Conesa Alcaraz, Rogelio Madrigal Torres, Antonio Miracle Guitard et Martin Ruiz Montoya - qui furent assassinés par la garde civile. Moins aguerris militairement, ils meurent dès les premiers affrontements. Le silence à leur égard est injuste. C’est bien leur amitié, leur engagement et leur soutien à la ligne politique défendue par el Quico qui les conduisirent à la mort. Il faut savoir que Sabaté, lorsqu’il se lance dans cette équipée, est isolé dans le mouvement libertaire. Il est fortement critiqué par les dirigeants de la CNT qui ont abandonné depuis longtemps la lutte armée contre la dictature. Quand aux jeunesses libertaires (FIJL) (7), si elles sont en principes d’accord avec lui sur la nécessité de relancer la lutte armée, elles n’en contestent pas moins la forme d’action concrète choisie par celui-ci. Et ceux qui veulent continuer ce type de résistance ne sont plus en ces temps-là très nombreux. Un des derniers à tenir le maquis comme Sabaté est Ramon Vila Capdevilla, connu sous le sobriquet de Caraquemada, qui sera lui aussi assassiné, en 1963, sois trois ans après la mort de Sabaté.
Le halo de silence qui nimbe l’existence des camarades tombés avec Sabaté relève d’un phénomène relativement nouveau dans l’anarchisme espagnol : celui du culte de la personnalité. Car il ne peut y avoir cinquante héros, mais un seul. A chaque époque le sien. Dans cette logique, ceux qui restent dans "l’ombre" ne sont que des faire-valoir du Héros. Pourtant, la liste de ces "inconnus" morts les armes à la main contre la dictature est longue. Si elle était publiée, elle occuperait plusieurs pages du journal. Tout un chacun sait bien que les éléments qui participent à la construction du Héros sont strictement déterminés par des représentations et des valeurs étatiques ou capitalistes. Une échelle de valeurs qui, nous semble t-il, devrait être totalement étrangère à l’étique anarchiste.
Lorsqu’on évoque Sabaté, il est toujours fait référence aux hold-up qu’il a commis. Il finançait ainsi son action politique. La CNT lui ayant coupé les cordons de la bourse, il était en quelque sorte "obligé" d’y recourir. La clandestinité et la lutte armée coûtent cher, tres cher... Cette pratique, qui accaparait une bonne part de son énergie tout en se voulant annexe à son entreprise révolutionnaire, ne lui facilitait pas la tâche, au contraire, car la police politique espagnole, toujours très bien informée, subodorait déjà que derrière ces hold-up - qui étaient peu courants à l’époque en Catalogne - se dissimulait l’action de groupes anarchistes cherchant à se financer.
Bien plus tard, dans les années 1970, en Espagne et en France, cette pratique, alliée aux grandes comme aux petites escroqueries envers les institutions financières, sera assumée, voire magnifiée. Qu’apporte-t-elle en vérité ? Pas grand chose, ses effets furent en général assez néfastes. Où est donc passé l’élan révolutionnaire irrésistible qui devait par une inévitable contagion solidaire emporter dans la tourmente égalitaire et libératrice les oppressions et les injustices ? Quoique plutôt sympathiques dans leurs manifestations apparentes, ces pratiques servirent bien souvent de justification retorse ù un mode de vie ludique se réclamant d’une critique radicale et festive du salariat. Une stratégie rhétorique faite toute d’intimidation théorique alliée à une marginalisation tangible, souvent revendiquée. Mais cette entreprise de décolonisation aventureuse de la vie quotidienne s’éloignait chaque jour davantage, du mouvement social qui était pourtant sa référence centrale. Loin des "prisons" honnies du monde du travail, s’épanouissait un individualisme féroce se contemplant dans le miroir complaisant d’une vie devenue oeuvre d’art en gésine. José Peirats nous explique déjà ce à quoi cela conduisait dans les années 1930 : "Cette activité créait chez ceux qui s’y adonnaient, une sorte de professionnalisation... Par ailleurs, ils se servaient de leur réputation pour jouer les durs à l’intérieur des syndicats. Certains militants, il est vrai les considéraient comme des demi-dieux. Tout cela créait une atmosphère très néfaste... (8) Nous n’avons, certes, pas vécu cette période, mais ce qu’il en dit peut s’appliquer aisément aux années 1970, à une nuance près, qui est d’importance, il n’existait pas de véritable organisation révolutionnaire chevillée au mouvement social.
... et leurs adulateurs nous fatiguent
Ceux qui peuvent prétendre entrer dans la catégorie des héros se doivent au-delà de leurs actions, de finir leur existence dans de romantiques circonstances troubles ou tumultueuses - ce qui lest le cas en particulier pour Ascaso, Durruti (premiers héros dont le culte servit à masquer les hésitations et les ambiguïtés de la politique anarchiste durant la guere civile) et... Sabaté - et surtout ils ont besoin d’un aède confit d’admiration qui va magnifier leur vie. Ne nous y trompons pas, le barde énamouré sera bien sûr le vrai bénéficiaire de l’aura de son héros.
Pour ce cinquantième anniversaire, des anciens guérilleros et quelques personnalités viendront lui rendre hommage, rien de plus légitime et de plus naturel. Parmi les personnalités trône Lucio Urtubia.
Quoi de plus normal, puisqu’il proclame haut et fort, de bouquins en long-métrage, être son héritier spirituel. Comme nous dirait José Peirats, il a trouvé là son demi-dieu. Celui qui lui sert à construire sa propre gloire médiatique devient sous sa plume une chimère pourvoyeuse de prébendes. Pour sa participation à cet anniversaire, il a droit à un traitement particulier. Le 22 avril sera projeté le film sur sa vie militante : Lucio (9). Le 24 du même mois, il participera à une réunion-débat, en tant qu’ami de Sabaté. Le thème de cette soirée est : "Quico Sabaté, une vie consacrée à la résistance clandestine".
Mais qui est réellement Lucio ? Qu’a-t-il donc fait de si particulier pour aller partout parler de Sabaté et au nom de Sabaté ? Nous allons le découvrir. Nous avons réuni suffisamment de documents et de témoignages pour dénoncer l’inanité du mythe Lucio. Ce qu’il nous dit de son héros n’est pas d’un grand intérêt pour une critique argumentée et documentée du mouvement libertaire de ce temps-là, seuls l’action et les faits d’armes l’intéressent. L’attrait qu’il manifeste pour ce sujet serait-il dû au fait que Sabaté entreprend ce que Lucio a toujours rêvé de faire et qu’il n’a jamais réellement osé faire ? Sabaté, qui n’a pas besoin de ces exercices d’admiration intéressée, avait une vision claire et nette de ce que devrait être la guérilla. Vision qui peut être discutable. Qui doit être discutée. Sur ce sujet, Lucio, qui est d’ordinaire très bavard, devient subitement silencieux. Simplement, il n’a rien à nous en dire. Pas d’éléments qui pourraient nourrir la réflexion contemporaine des jeunes militants libertaires. Mais, connaît-il au moins sa pensée ? S’y est-il intéressé ?
Lucio, héritier spirituel de Sabaté ! Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Contrairement à son héros, il n’est jamais allé en Espagne combattre le franquisme. Il n’a jamais pris les armes en territoire espagnole contre la dictature. A la mort de Sabaté, colère et désespoir le conduisent-il à s’attaquer à un symbole du franquisme en France ? A bruler l’ambassade, un consulat, une institution espagnole pour marquer l’expression de sa colère ? Que nenni ! Il quitte le mouvement libertaire écoeuré par l’immobilisme des dirigeants de la CNT et par leur abandon de la lutte armée (10). Puis il va proposer ses services aux Cubains ! Qui comme nous le savons, étaient les plus redoutables et pertinents anarchistes du moment...
Les fanfaronnades d’un tartarin libertaire
Lucio nous raconte des histoires. Il brode son boniment tout au long de plusieurs ouvrages (11), et n’hésite pas dans ses écrits à se métamorphoser en accusateur public, ce qui change quelque peu la saveur de ces tartarinades (12). D’une infime parcelle de réalité, il nous fait tout un roman-fleuve qui s’apparente plus au genre de l’heroic fantasy qu’à la chronique scrupuleuse de l’historien. Il nous dit être l’ami de Sabaté et avoir participé à de nombreuses expropriations pour financer son activité. Qu’en est-il réellement ? S’il est vrai qu’il l’a connu, ce n’est qu’à la fin des années 1950. Sabaté était, depuis mai 1958, interdit de séjour en région parisienne, assigné à résidence à Dijon. Courant 1959, il doit se rendre à Paris. Il attend les décisions d’un plenum de la CNT qui se tient à Vierzon (14) concernant la reprise de la lutte armée. Il avait besoin d’un hébergement sûr. Lucio en possédait un.
Ce fut pour très peu de temps, quelques jours, une semaine tout au plus... Cette rencontre va lui servir pour construire, quarante ans plus tard, son personnage de Robin des Bois de l’anarchie. Il nous dit avoir financé la dernière expédition de Sabaté (15). Voyons voir. Ce hold-up a bien eu lieu, il a été perpétré en France. Il y a participé. Qui était le responsable de cette action ? Sabaté en personne ! Ils étaient cinq à y participer dont Lucio. Pour deux d’entre eux, c’était leur baptême du feu. Lucio était l’un d’eux. Alors, peut-il dire qu’il a financé l’expédition de Sabaté ? Des cinq participants, trois vont partir vers la mort. Les deux "novices", avec une certaine lucidité, refusent de l’accompagner dans ce voyage sans retour. Il nous dit ne pas être d’accord avec cette expédition. Il pense que Sabaté va au-devant de la mort. Bien. Alors pourquoi participe-t-il au financement de l’expédition qu’il juge si funeste ?
Les explications qu’il nous donne sont incohérentes. Lucio se prétend l’ami de Sabaté. Nous savons que l’amitié dans les groupes d’affinité est un facteur prépondérant. La forte personnalité, le talent de persuasion et l’aura de Sabaté auraient pu influer plus qu’il nous le dit pour qu’il soit du voyage. Alors, pourquoi ne l’a-t-il pas accompagné ? Peut-être qu’après cette première expérience les armes à la main, il a simplement eu peur. Ce qui est fort compréhensible et n’a à nos yeux, vraiment rien de déshonorant. Et nous n’allons pas le critiquer pour ça n’ayant nous-mêmes jamais participé à ce type d’expropriation.
Avec la mort de son héros, il abandonne sa carrière d’expropriateur... Sa très éphémère besogne de braqueur de banque ne l’empêche pas, pour autant, d’adopter de-ci de-là la posture du spécialiste du sujet bien informé par un vécu touffu et ébouriffant. Cependant, de nombreux braquages qu’il prétend avoir commis, nous ne trouvons trace nulle part, aucune des personnes qui lui ont été proches à cette époque n’en a connaissance. Personne ne connaît Fernando, celui qui est censé l’avoir suivi dans sa campagne d’expropriations. Selon Lucio, elle a eu lieu dans plusieurs contrées.
L’Angleterre (16), la Belgique et la Hollande sont le théâtre de ses "exploits". Notons qu’il ne dispose dans ces endroits d’aucune infrastructure, ni d’informations judicieuses et qu’il ne maîtrise pas les langues des nations concernées ! Mais lui n’a pas besoin de tout cela. Il sent où est l’argent et il a le don du caméléon. Il deviendra par la grâce de ce dont citoyen insoupçonnable, quoique éphémère et jamais démasqué, de chacun des différents pays que sa faconde métamorphose en arènes pour ses hauts faits. Toutes ces allégations péremptoires baignent dans le flou le pus total et sont parfaitement invérifiables. Souci louable de protéger d’un voile de silence brumeux quelques camarades complices dont l’efficace activité souterraine a encore besoin de discrétion ? Pourtant, au moment où il nous livre ses aventures, les faits qu’il rapporte sont anciens. Ils ont plus de quarante ans. Il y a prescription. Alors pourquoi tant de mystères ? Tout simplement, parce que ces fameuses expropriations n’ont jamais existé...
En 1961, le mouvement libertaire espagnol se réunifie (17). En son sein est créé un organisme pour relancer la lutte armée contre la dictature, il s’agit de Denfensa interior (DI) (18). Parmi les sept membres (19) qui constituent le DI, il en est un au moins dont le parcours d’homme d’action est incontestable, il s’agit de Garcia Oliver. Est-ce que tous ces éléments réunis vont réconcilier Lucio avec le mouvement libertaire ? Lui qui s’indignait tant face à l’abandon de la lutte armée par les dirigeants cénétistes. Non, il reste toujours en dehors.
En revanche, de jeunes Anglais, Français, Italiens... sans expérience et armés de leur seul idéal vont rejoindre les anarchistes espagnols dans cette structure et passer à l’action en Espagne. Certains seront arrêtés comme Guy Batoux, Stuart Christie, Bernard Feri et Alain Pécunia. Ils passeront plusieurs années dans les prisons espagnoles. A nouveau point de Lucio. L’affaire Delgado et Granado (20) sonne le glas du DI. Mais sa fin ne signifie pas pour autant l’abandon de la lutte contre la dictature. Sous l’impulsion d’anciens membres du DI et de la FIJL naît le groupe 1er Mai (21) qui va continuer le harcèlement de la dictature. Ce groupe entreprend de nombreuses actions contre le franquisme dans toute l’Europe. La encore, Lucio est aux abonnés absents...
Mais où est-il donc ? Nous savons que, de la mort de Sabaté en 1960 jusqu’en 1963, il participe à la vie de l’association culturelle de Clichy. En cette fin de guerre d’Algérie, il est le "garde du corps" de l’humaniste Maurice Pagat (22) qui est menacé de mort par l’OAS pour sa défense des indépendantistes algériens. Sur cette action louable et courageuse, il est peu disert. Il faut reconnaitre qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer pour le roman-fleuve de son épopée : le combat pragmatique mené par Maurice Pagat est bien loin de pouvoir alimenter en anecdotes épiques la légende dorée des redoutables guérilleros anarchistes.
Ensuite, c’est l’opacité totale, sa part d’ombre. Il garde néanmoins le contact avec les libertaires par le biais de deux militants connus, Luis Andrés Edo (23) et Salvador Gurucharri (24). Ces deux camarades sont fortement impliqués dans la lutte armée contre la dictature et occupent des postes à responsabilité dans le mouvement libertaire. Selon Salvador Gurucharri, ils n’auront été que ses "passeports" : cette banale mais bien réelle relation amicale hors de tout engagement concret dans l’action lui ouvrira, plus tard, toutes grandes les portes du mouvement libertaire où il pourra se constituer un bon petit capital de sympathie.
Il se recommandera de cette simple amitié pour laisser entendre qu’il est un formidable et efficace homme d’action expérimenté. Nous savons par eux, mais aussi par d’autres militants qui souhaitent garder l’anonymat - et qui, eux, ont participé à toutes les luttes depuis la création du DI jusqu’à la disparition du groupe 1er Mai - qu’il n’a jamais été d’aucun combat.
Qu’il n’a en rien participé au mouvement libertaire espagnol, hormis le fait d’aller, comme beaucoup d’autres, aux réunions qui se tenaient rue Sainte-Marthe (25) et par la suite d’avoir été membre de la fédération locale des jeunesses libertaires de Clichy à la fin des années 1950 (26). Fédération locale dont l’existence sera brève et ne survivra pas à la mort de Sabaté. Par la suite, sa relation avec le mouvement libertaire en exil aura autant de constance que la trajectoire aléatoire d’un papillon... Il butine, entretenant de bonnes relations sans conséquences avec tout le petit monde de l’extrême à l’ultra gauche plus ou moins libertaire. Normal, n’étant impliqué dans aucun type de lutte concrète...
Lorsque Antonio Téllez écrit la biographie bien documentée de Sabaté (27), Lucio est toujours absent : pas une seule fois son nom n’est cité. Pourquoi ? De fait, le rôle qu’il a joué dans la vie de son héros est insignifiant. Alors, qu’il soit cité ou non, cela n’a aucune importance et ne change en rien l’histoire de Sabaté. Lorsque des camarades décidèrent d’éditer cet ouvrage, ils se cotisèrent. Lucio, qui nous dit avoir financé de nombreux projets, là encore brille par son absence. Son amour-propre aurait-il été froissé de ne pas avoir été cité ?
Sa première participation active contre la dictature a eu lieu en 1974, en France, dans le cadre de l’affaire Suarez (28). Le dictateur a déjà un pied dans la tombe, mais il continue à tuer... Pour un révolutionnaire de sa trempe, le rôle qui lui est imparti dans cette affaire n’est pas de premier plan. Qu’on en juge : il doit faire parvenir le courrier des ravisseurs en Espagne. Une mission qui est à la portée d’un débutant quelque peu débrouillard. Elle est accomplie en dépit du bon sens, ce qui permet l’identification du camarade chargé de recevoir ce courrier et qui sera par la suite arrêté (29).
Comme nous venons de la voir, l’activité révolutionnaire de Lucio, quand elle est avérée, manque singulièrement de consistance et de rigueur. Aujourd’hui, dans cet article, nous ne nous sommes attachés qu’au volet en relation avec Sabaté et la lutte armée contre le franquisme. Nous aurons l’occasion de revenir sur les autres volets de son supposé militantisme.
Pour Salvador Gurucharri, qui le connaît depuis son arrivée en France, ce n’est qu’un hâbleur (30). Pour nous, il s’agit d’un imposteur, voire d’un idiot utile. Il nous fait penser à un autre imposteur, qui a sévi au sein de la CNT espagnole, Enrique Marcos, connu sous le nom d’Enric Marco (31). Pendant plus de vingt-cinq ans, il nous a raconté avec beaucoup d’émotion, comme le fait Lucio, de belles histoires : il nous dit avoir fait partie pendant la guerre civile de la quinta del Biberon (32), avoir participé à la résistance en France à la fin de la guerre civile, avoir été arrêté par la milice à Marseille et ensuite déporté dans le camp de concentration de Flossenbürg en Allemagne. Il faudra attendre 2005 pour que deux historiens (33) spécialisés sur le sujet démontent l’imposture. Enric Marco est effectivement allé en 1941, au titre de travailleur volontaire, dans le cadre des accords entre Franco et Hitler...
C’est avec des larmes de crocodile qu’il reconnaitre son mensonge tout en le justifiant. C’était, nous dit-il, pour défendre la mémoire des déportés... omettant de préciser qu’il a effectué pendant des années de très nombreuses conférences sur la déportation - en moyenne plus d’une centaine par an - rétribuées par de coquets honoraires...
Sabaté, quoi qu’on pense de son combat résolu contre le régime franquiste, mérite beaucoup mieux qu’un Lucio pour parler en son nom ; un Lucio qui n’a connu des combats contre la dictature que les réunions enflammées et enfumées de la rue Sainte-Marthe. Faudra-t-il attendre encore dix ans avant que Lucio ne soit démasqué ? Que les camarades qui l’on connu et qui sont fatigués d’entendre ses fanfaronnades se décident enfin à parler. Il faut qu’ils se dépêchent car ils commencent à se faire vieux et l’imposture, s’ils continuent à se taire, finira par devenir la vérité historique...
Et il y a plus préoccupant peut-être. Un phénomène de "Luciomania" semble se développer depuis la parution de l’ouvrage de Bernard Thomas. C’est pour contrer cela que nous voulons alerter les jeunes qui, n’ayant pas vécu cette période, peuvent être séduits par le discours romantique du "rebelle" Lucio. Ce discours acritique oublie que l’illégalisme n’a jamais servi de fondation à un mouvement révolutionnaire, c’est l’inverse qui est attesté. Bien qu’ayant eu, il ne faut pas l’oublier, du fil à retordre avec une partie des ses illégalistes (elle a su en partie résoudre la question), la CNT a eu en certaines circonstances recours à l’illégalisme - autodéfense du mouvement social oblige. C’est un fait avéré. Et c’est bien ce sur quoi s’appuie Lucio pour construire son propos. En un oublieux et fallacieux mélange des genres, il fait de l’illégalisme une panacée révolutionnaire.
Ne croyez pas que nous soyons opposé à l’illégalisme de façon abstraite et absolue. En son temps, nous l’avons pratiqué. Et c’est à partir de notre propre pratique que nous pouvons dire qu’en dehors d’un véritable mouvement révolutionnaire intimement lié au mouvement social, comme l’était la CNT en son temps, l’illégalisme, alors mué en caricature dérisoire et insignifiante des pratiques révolutionnaires, ne peut conduire qu’à de graves dérives.
Prenons garde. Si aujourd’hui le mouvement laisse ces mythes pour cornichons mystifiés et ces fantasmagories de matamore occuper sans partage le devant de la scène sans réagir, il se peut bien alors que ceux qui le rejoindront soient plus les artisans balourds et naïfs des défaites futures que les statèges avisés et clairvoyants du mouvement social renaissant.
José Cisneros
NOTES
1 - Francisco Sabaté Llopart, el Quico. Guérillero célèbre pour ses actions audacieuses, il devint à partir des années 1950 la bête noire du franquisme. Fin décembre 1959, il traverse les Pyrénées. La police espagnole, bien informée, l’attend. Dès le 30 décembre, le groupe est localisé par la garde civile ; ils réussissent à s’échapper et à se cacher. Le 3 janvier, le groupe est à nouveau localisé dans une petite ferme. La garde civile encercle la ferme et c’est l’affrontement dans lequel périront ses quatre camarades. Lui-même est blessé à la jambe, lais il parvient à s’enfuir dans des conditions qui vont participer à la construction de sa légende. Il réussit à arriver à Sant Celoni le 5 janvier. Cherchant un médecin, il se trouve face à un somatén - milicien paramilitaire qui aidait la garde civile dans le contrôle de la population. Dans l’affrontement, il est tué.
2 - Le pacte de la Moncloa comprenait plusieurs volets : politique, économique et social. LE volet social légalisait les trois grandes centrales syndicales. Les commissions ouvrières (CC.OO) sous contrôle du parti communiste espagnol ; l’Union générale des travailleurs (UGT) sous contrôle du Parti socialiste ouvrier espagnol ; et la Confédération nationale du travail (CNT). Mes partis socialiste et communiste firent pression sur leur syndicat respectif pour qu’ils signent ce pqcte et s’engagent dans un syndicalisme de proposition. En échange ils bénéficiaient de la part de l’Etat de subventions et de la récupération de leur patrimoine. La CNT s’opposa farouchement à ce pacte qui était en totale opposition avec les principes de base de l’anarcho-syndicalisme. Ce pacte fut signé par l’ensemble des acteurs à l’exception de la CNT, le 25 octobre 1977. La sale guerre contre la CNT a commencé au début de la même année et se terminera en 1981 avec sa défaite. En 1982, les effets du pacte de la Moncloa ne se font pas attendre. LEs héritiers du franquisme sachant que l’essentiel du projet politique de Franco est préservé acceptent le partage du pouvoir. Les socialistes gangnent els élections législatives et Felipe Gonzalez peut former, en toute tranquillité le premier gouvernement de gauche depuis la fin de la guerre civile.
3 - L’ incendie de la salle de spectacles La Scala, le 15 janvier 1978, fit quatre morts parmi les employés. Il se produisit après une manifestation de la CNT contre les élections syndicales organisées selon le mode de scrutin prévu par le pacte de Moncloa, Joaquin Gambin dit el Grillo ou le vieux anarchiste, est un provocateur appointé par les services de police qui a infiltré un groupe de jeunes militants de la CNT. Ces jeunes n’ont pas participé à l’attentat. A cette époque, les fins de manifestation étaient rugueuses et certains manifestants pour se défendre de la violence policière utilisaient des cocktails Molotov. Ils en remettent au provocateur, à sa demande, en ignorant quel était son véritable objectif. Dans les jours qui suivent l’attentat ils sont arrêtés, grâce aux informations du provocateur. Celui-ci échappe "miraculeusement" à la rafle. En 1980, après trois ans d’instruction, l’affaire est jugée en l’absence du provocateur, finalement se sont cinq jeunes qui se retrouvent devant les juges. Ils sont lourdement condamnés : trois d’entre eux à des peines de dix-sept ans pour complicité d’homicide involontaire et fabrication d’explosifs ; un autre à deux ans et six mois, pour complicité, et la seule femme de ce groupe est condamnée à une peine de six mois pour dissimulation de preuves. Quant au provocateur, l’auteur matériel de l’attentat, il ne sera jugé que trois ans plus tard, en 1983. L’accusation à son encontre se transforme en participation à une manifestation autorisée avec armes et préparation d’explosifs. Ce qui vaudra une condamnation à sept ans de prison. Bien plus légère que celles des jeunes accusés de complicité. Finalement, selon le jugement il n’y a pas eu d’auteur matériel de l’incendie...
4 - L’année 1981 est une année très agitée. Il faut à tout prix légitimer l’héritage franquiste. C’est en février le vrai faux coup d’Etat du colonel Tejero. Cette "tentative" de putch implique garde civile et services secrets. Le roi par une prise de position "courageuse" sauve la démocratie et tout rentre dans l’ordre... LE tour est joué. Plus personne ne va remettre en cause la royauté. Maintenant, il faut en finir avec les anarchistes, ces empêcheurs de tourner en rond, qui contestent toujours le pacte de paix sociale. Alors, on fera appel (comme pour l’affaire de La Scala) aux délinquants professionnels infiltrés chez les anars. José Juan Martinez dit el Rubio va entrer dans la danse. El Rubio a rencontré des anarchistes en prison, il "milite" avec eux depuis 1976. Ce que ne savent pas ces camarades, c’est qu’il travaille, depuis cette époque, pour la garde civile. Il organise quelques mois après le "coup d’état" de Tejero un hold-up qui doit rapporter gros. Avec des delinquants professionnels comme lui et des militants anarchistes des groupes autonomes, il planifie le braquage du Banco Central à Barcelone. L’opération se réalise en mai. Ce hold-up spectaculaire va être un des points culminants de cette période. Pendant trente-six heures, le commando va retenir 263 otages. Il se termine avec l’arrestation de tous les membres du commando. La composition du commando permet, une fois de plus, au pouvoir d’attaquer les anarchistes et la CNT. Ces relations mettent en évidence la fragilité idéologique des groupes dont l’élément moteur est l’illégalisme. Ces camarades qui défendaient l’idéal libertaire de façon fort confuse ont été, qu’ils le veuillent ou non, des instruments pour un pouvoir extrêmement machiavélique prêt à tout pur détruire cet idéal.
5 - L’idée, pour les militants anarchistes, alliait les grands principes comme la lutte contre l’Etat et toutes ses institutions contre la religion t le refus du travail à forfait. Ils combattaient pour une vie meilleure et surtout plus digne dont bien sûr l’aboutissement serait le communisme-libertaire. Ceux des militants qui voulaient être libres sans attendre en ajoutaient d’autres que nous appellerons moraux. Nous trouvons pêle-mêle le naturisme, le végétalisme, l’abstinence tabagique, alcoolique, l’amour libre et le refus du mariage.
6 - A las barricadas et Hiros del pueblo étaient les hymnes qui concluaient les rencontres des anarchistes espagnols.
7 - Fédération ibérique des jeunesses libertaires. Cette organisation est née en 1932. C’est sous l’impulsion de ses membres que la CNT, en 1961, se réunifie et décide de réactiver la lutte armée contre la dictature.
8 - Entretien avec José Peirats, publié par A contretemps dans D’une Espagne rouge et noire, Paris 2009.
9 - Lucio a été réalisé par Aitor Arregui et José Mari Goneaga. Ce documentaire mélange, avec bonheur, témoignages et reconstitutions. Cependant, il joue beaucoup trop sur le registre émotionnel. Dans ce film, Lucio nous donne, encore une fois, une nouvelle mouture de ses aventures. Par exemple, dans le livre de Bernard Thomas, Laureano Cerrada est présenté comme un piètre falsificateur ; dans le film, il devient un faussaire de talent. C’est lui qui aurait remis à Lucio les faux dollars - d’excellente qualité, nous dit-il - qu’il veut donner aux Cubains... La rencontre avec le Che et la proposition qu’il lui aurait faite est une de ses multiples affirmations qui sont totalement invérifiables. Nous ne sommes pas les seuls à mettre en doute cet épisode. Germinal Gracia, celui qui lui a fait rencontrer Sabaté, un des témoins du documentaire ne croit pas un seul instant à cet épisode. Il en est de même pour Salvador Gurucharri. Ce n’est pas le témoignage en sa faveur d’un ancien guérillero cubain qui lèvera le doute. Celui-ci ne nous apporte aucun élément établi. Une photo aurait immortalisé cette rencontre et en serait la preuve incontestable. Pourtant, si nous l’observons attentivement plusieurs détails attirent notre attention. L’image de Lucio semble avoir été collée sur la photo originale ; de plus son costume est identique à celui de son mariage... Tout cela sent à plein nez le commissariat aux archives ! Les autres témoins qui interviennent ne nous éclairent en rien sur la solidarité qu’il dit avoir pratiquée pendant des années, ils le croient sur parole. A aucun moment, ils ne nous donnent le moindre élément concret qui en atteste. Nous avons connu de nombreux militants révolutionnaires sud-américains et aucun d’entre eux n’a jamais entendu parler de Lucio ou de son fameux réseau. Lorsque nous les avons interrogés pour savoir d’où venait la solidarité dont ils ont été bénéficiaires, sans aucun problème, ils nous ont déclaré l’avoir reçu du réseau Solidarité. Peut-être, aujourd’hui, va-t-il nous dire que c’est lui qui a remplacé Curiel à la tête de ce réseau après son assassinat... Plusieurs autres détails dans le film ont attiré notre oeil inquisiteur. Comme lorsque sa femme, Anne, nous dit avoir participé à la confection des passeports en les cousant. Le doute s’installe à nouveau. La machine à coudre qui nous est montrée est une machine banale comme e n possède n’importe quelle couturière. Nous avons la prétention de dire que ce n’est pas une machine de ce type qui a servi à coudre les passeports. Bernard Thomas nous dit dans son livre qu’Anne était allergique à la couture. Si elle avait un minimum de connaissances sur ce travail, elle ne dirait pas une pareille bêtise. Le papier, comme peut vous le dire n’importe quelle couturière est considéré comme une matière difficile à travailler. Que ce soit dans la phase de couture ou dans celle du découpage. Pour coudre cette matière, il faut une très forte frappe et une aiguille bien particulière, pour pouvoir traverser les dix feuilles qui composaient les passeports espagnols. Les propos qu’il tient sur l’utilisation des faux papiers sont affligeants de banalité. Pour conclure notre critique sur ce film, Lucio nous dit pourquoi il est anarchiste et là ce n’est pas triste ! "Je suis anarchiste pour faire ce qu’il me plait." Un peu simpliste, ne pensez-vous pas ? Nous sommes bien loin des principes qui guidaient ses Héros. Ce film, comme le livre de Bernard Thomas, participe de la construction d’un mythe, sans le moindre regard critique de la part des réalisateurs sur ce que Lucio a réellement fait.
10 - Le secrétaire de la CNT à l’époque de la scission était Germinal Esgleas pour la période qui va de 1952 à 1958. Période connue sous le nom d’immobilisme qui est le refus de la lutte armée contre la dictature tout en effectuant un retour sur le purisme idéologique de la CNT. La période suivante, préparatoire à la réunification et à la reprise de la lutte armée, va de 1958 à 1962. Le secrétaire est alors Roque Santamaria. Ensuite, avec l’échec partiel de la lutte armée les imobilistes toujours emmenés par Germinal Esgleas reprennent le pouvoir dans l’organisation. Celui-ci restera à la tête de la CNT jusqu’en 1971.
11 - Trois ouvrages nous content les exploits de Lucio. Le début de cette saga commence avec Lucio l’irréductible de Bernard Thomas. Editions Flammarion, 2000. Nous avons ensuite Ma morale anarchiste ; cette fois-ci, c’est Lucio qui prend la plume. Cet ouvrage est publié par les Editions libertaires et il obtiendra le grand prix Ni dieu Ni maître de 2005. Le dernier ouvrage de la trilogie est La révolution por el tejado, toujours sous sa plume. Les Ediciones Txalapara en 2008 assurent la parution. Pour chacun de ces ouvrages, les faits relatés varient en fonction du public auquel il est destiné. Comme quoi l’histoire de Lucio est à géométrie très variable...
12 - Si, dans les deux premiers livres, il nous dit avoir été trahi, ce n’est que dans le troisième, La revolution por el tejado, qu’il accuse nommément Luis Andrés d’être un des traîtres.
14 - Los plenos, les plénums étaient dans le fonctionnement de la CNT des mini-congrès des régions. Chaque région y était représentée par un ou deux délégués.
15 - Lucio faisant référence à ce hold-up et à sa participation, nous allons apporter quelques précisions. Ce hold-up a eu lieu en France, dans la région de Vierzon et non en Angleterre comme il le prétend. Le commando est de cinq personnes. Nous pouvons parler de la composition de ce groupe puisque quatre sont morts et Lucio se charge de nous donner sa version des faits. Qui, comme nous allons le voir, est une fois de plus bien loin de la réalité. Contrairement à ce qu’il prétend, le mystérieux Fernando n’y a pas participé. Sabaté en personne dirigeait l’opération. Les autres membres du commando sont Francisco Conesa, Lucio, Luis André (l’autre novice) et Antonio Miracle qui est à l’extérieur de l’entité bancaire et qui sert de chauffeur. Ce hold-up n’a pas été aussi fructueux qu’il le prétend. Environ deux millions de francs de l’époque. Ce n’était pas mal pour partir en exil - comme cela avait été proposé à Sabaté par les dirigeants de la CNT et des jeunesses libertaires - et recommencer sa vie. Mais c’est peu pour faire de l’action clandestine dans l’Espagne franquiste avec un mouvement libertaire très affaibli. Avec un tel "budget", il était évident que rapidement il serait obligé de remettre le couvert...
16 - Lucio, à cette époque, va une fois en Angleterre. Il rend visite à une de ses soeurs qui vit à Londres. C’est un voyage touristico-familial.
17 - Voir El Anarquismo espagnol y la accion revolucionaria, 1961-1974, Octavio Alberola et Ariane Gransac. Ruedo ibérico, Paris, 1975.
18 - Lors du congrès de réunification de la CNT à Limoges, décision est prise à l’unanimité de créer en son sein un organisme secret Defensa interior, Défense intérieure (DI). Cet organisme serait chargé de coordonner la lutte contre la dictature. Pour cela il devait disposer d’un budget de dix millions de francs. Nous savons que le DI n’a jamais disposé d’une telle somme. L’unité réalisée sous la pression des jeunes de la FIJL fut en réalité une unité de façade.
19 - Les membres qui composaient le DI étaient : Octavio Alberola, Germinal Esgleas, Juan Gimeno, Vicente Llansola, Cipriano Mera, Juan Garcia Oliver et Arcracio Ruiz. On ne peut que s’étonner de trouver, dans cet organisme, Germinal Esgleas et Vicente Llansola. Ces deux militants faisant partie, peu de temps avant la réunification, de la fraction immobiliste, totalement opposée à l’action contre la dictature... Leur présence aura de graves conséquences sur la vie de cet organisme. De plus, les arrestations de jeunes Français au printemps 1963, suivies quelques mois plus tard de celles de Delgado et de Granado avec les suites funestes que nous connaissons, auront raison de cet organisme. Nous pouvons constater que le DI n’a pas été à la hauteur dans la lutte qu’il prétendait mener contre la dictature. Improvisation, amateurisme et infiltrations ont été ses grandes faiblesses.
20 - En juillet 1963 deux camarades, Delgado et Granado, vont en Espagne pour emmener du matériel en vue de réaliser un attentat contre Franco. Malheureusement pour ces deux camarades, un autre groupe réalise au moment de leur arrivée à Madrid deux attentats, l’un dans l’immeuble des syndicats officiels et l’autre au siège de la Direction générale de la sécurité (DGS). La bombe déposée à la DGS explose avant l’heure prévue et fait une vingtaine de blessés. Quelques jours après les attentats, le 31 juillet, Delgado et Granado sont arrêtés dans des circonstances troubles. Il sont jugés par un conseil de guerre dans une procédure qui ne permet aucun appel. Condamnés à mort, ils sont garrotés le 17 août. Pour plus d’informations voir le livre de Carlos Fonseca : Le Garrot pour deux innocents, l’affaire Delgado-Granado, Editions CNT, Région parisienne, 2003.
21 - Le groupe 1er Mai apparaît pour la première fois sur la scène ploitique en 1966. Avec l’enlèvement du conseiller ecclésiastique de l’ambassade d’Espagne aurès du Vatican, Monseigneur Marcos Ussia. Ce groupe est issu d’anciens membres du DI et de la FIJL. Ses principaux objectifs sont la lutte contre les fascismes ibériques (espagnol et portugais) et la mise en liberté de tous les prisonniers politiques espagnols. D’autres actions suivront. Arrestation en octobre 1966 d’un groupe, qui préparait l’enlèvement d’un haut militaire américain en Espagne. Août 1967, mitraillage de l’ambassade des Etats-Unis à Londres. Après quelques succès initiaux, ce groupe retombe dans les travers qui ont conduit à la disparition du DI. La dynamique de Mai 68 lui portera le coup de grâce définitif.
22 - Lorsque Lucio rencontre Maurice Pagat, celui-ci publiait une revue, Témoignages et Documents contre la guerre d’Algérie. Son engagement dans ce conflit lui vaut des menaces de mort. Par la suite, il deviendra célèbre en créant le syndicat des chômeurs en 1982. Il décédera e n 2009.
23 - La CNT en la Encurucijada, Aventuras de un heterodoxo, Luis Andrés Edo. Ediciones Flor del Viento, Barcelona, 2006. Dans cette autobiographie de son militantisme, Luis consacre un chapitre à ses relations avec Lucio.
24 - Bibliografia del anarquismo espagnol, 1869-1975, Salvador Gurucharri. La Rosa de Foc, Barcelona, 2004. Dans cet ouvrage, nous trouvons une critique du livre de Bernard Thomas ; le portrait qu’il dresse de Lucio est féroce.
25 - Le 24 de la rue Sainte-Marthe, Paris 10e, a été le siège de la CNT jusqu’au début des années 1970. Ensuite la CNT aura son siège à la rue des Vignoles, Paris 20e. Les militants de la CNT proches des positions défendues par le journal Frente libertario auront quant à eux, un local rue Saint-Denis, Paris 1er.
26 - Les membres qui composaient le groupe de la fédération locale des jeunesses libertaires de Clichy étaient : Luis Andrés, Helios Clemente, Floréal Cerrada et Lucio.
27 - Sabaté, la guerilla urbana en Espana, Antonio Tellez, Belibaste, coleccion la Hormiga, Paris 1972. Cet ouvrage a été traduit en Français et est paru sous le titre Sabaté, Guerilla urbaine en Espangne (1945-1960), aux éditions Repére-Silena, Toulouse 1990.
28 - Après l’arrestation et la condamnation à mort de Salvador Puig Antich, les GARI se constitueront. N’ayant pu le sauver, cette coordination décide de continuer le combat pour empêcher de nouvelles condamnations à mort. C’est ainsi que le directeur de la banque de Bilbao en France, Baltasar Suarez, est enlevé. Il sera libéré après que le gouvernement espagnol aura satisfait à quelques exigences des ravisseurs et que la banque eut procédé au paiement d’une rançon. A la libération du banquier, onze personnes sont arrêtées en France. Parmi elles se trouve Lucio, c’est sa première arrestation.
29 - Luis Burro était le camarade chargé de recevoir les documents des GARI. Identifié grâce à la collaboration des polices française et espagnole il sera arrêté en juin 1974 avec Luis Andrés, Joan Ferran et David Urbano. Ils seront condamnés par le tribunal d’ordre public (TOP) chacun à deux peines de trois et cinq ans de prison pour propagande illicite et participation à une organisation interdite. Ils seront libérés par la loi d’amnistie de 1976.
30 - Voir note 24.
31 - Enrique Marcos arrive à la CNT on ne sait trop comment. Il n’y a rien de vraiment établi. Tout au plus sait-on qu’il apparaît à la mort de Franco comme délégué du syndicat de la métallurgie. Il ne participe pas au 1er plénum de la CNT qui a lieu au milieu de l’année 1976. En revanche, Marcos postule au poste de secrétaire de la CNT pour la Catalogne et il est élu en décembre de la même année. Il faut dire qu’à cette époque, les candidats à des postes de responsabilité ne sont pas nombreux. De plus, des militants connus qui auraient pu postuler se trouvaient encore en prison... La CNT n’a pas encore été légalisée, il faudra attendre 1977 pour qu’elle le soit. Il devient ensuite secrétaire confédéral d’avril 1978 à décembre 1979. C’est pendant son mandat que la CNT vit une très grave crise qui aboutira à la scission qui donnera naissance à la CGT. Il sera par la suite exclu de la CNT et adhérera à la CGT.
32 - La quinta de Biberon, la classe du Biberon, dénonciation populaire des jeunes adolescents qui sont enrôlés dans les colonnes de miliciens au début de la guerre civile.
33 - Ce sont Benito Bermejo et Sandra Checa.