La question de la « réappropriation » des outils quotidiens taraude les mouvements d’émancipation : réparer soi-même sa voiture ou son grille-pain rompt en effet notre dépendance envers les industriels et les spécialistes. Celle de l’informatique est d’autant plus revendiquée par les « libertaires du net » que l’affaire Snowden montra combien les internautes étaient les proies des services de renseignements (américains, français, chinois, etc). Dans son discours du 5 février 2015, François Hollande rejoint la revendication des hackers et militants du logiciel libre. Il propose d’enseigner aux enfants le langage informatique dès le plus jeune âge. Où l’on voit que libristes et hackers ne sont pas une contradiction au capitalisme technologique mais son avant-garde.
Les raisons divergent, mais les solutions convergent. Le ministre de l’éducation nationale Benoît Hamon souhaite que les minots apprennent le codage informatique dès le primaire pour des raisons pédagogiques : « le numérique change le statut de l’erreur : vous effacez et vous recommencez. » Pour la députée UMP Laure de la Raudière, l’apprentissage obligatoire du code ferait « de nos enfants […] des femmes et des hommes libres » tout en leur ouvrant « des opportunités professionnelles. » Si François Hollande émet l’idée que son « grand plan pour le numérique à l’école » concernera l’apprentissage de l’informatique voire du code, c’est qu’il en va notamment de notre sécurité nationale face aux jeunes musulmans qui se « radicalisent » sur Internet.
Ces revendications rejoignent ainsi celles, plus anciennes, des militants libristes qui y voient la possibilité de gagner en pouvoir sur sa vie et en liberté d’expression. Jeremie Zimmermann résout ainsi La Quadrature du net par l’élevage d’une post-humanité qui choisirait « Ligne de code LV2 » plutôt qu’une langue étrangère : « Cette prise en main [des technologies de chiffrement] est indispensable pour pouvoir se libérer. [...] Pour faire comprendre ça, est-ce que l’on passera par l’éducation nationale ou une éducation populaire comme celle des hackerspaces ou des cryptoparties ? [...] Comprendre ce qu’est un logiciel libre, un réseau IP et maîtriser les bases de la cryptographie devrait faire partie du tronc commun au moins autant que l’histoire ou la géographie. » (1) Quant à l’Association francophone de promotion et défense du logiciel libre (APRIL), « Reprendre en main son informatique » serait une « démarche citoyenne indispensable » face aux grandes oreilles de la NSA.(2)
Si le logiciel libre passe encore pour une alternative aux multinationales et aux logiciels propriétaires, l’APRIL saluait « la démarche de la gendarmerie, qui a basculé l’ensemble de son parc informatique vers le logiciel libre dès 2002, plutôt que celle de l’armée de terre, qui vient de reconduire un contrat léonin avec Microsoft. » Des ogives nucléaires avec têtes chercheuses tournant sur Linux seraient-elles un progrès pour l’humanité ? Pour les services de l’État, il en va de leur indépendance stratégique et de la sécurité de leurs télécommunications autant que de la maîtrise leur budget. Quand l’ancienne ministre de l’économie numérique Fleur Pellerin se rend à l’inauguration des nouveaux locaux de la Fondation Mozilla – l’internet « libre » – elle y rappelle l’intérêt de la niche libriste pour l’économie : « Les chiffres sont éloquents : ce marché représentait en 2011 plus de 2 milliards d’euros, soit plus de 6% de la demande de logiciels et de services informatiques. Par ailleurs, il y a là un formidable levier d’emplois, environ 10 000 supplémentaires dans les 3 ans à venir. » Quelle collectivité locale, de gauche comme de droite, n’a pas sa ligne budgétaire dédiée à la promotion du logiciel libre ? Aujourd’hui, les cryptoparties sont organisées par des pirates, demain, elles le seront par des fonctionnaires.
Les potentialités libertaires de l’informatique en réseau s’appuient sur le mythe d’un Internet fondé par des hippies défoncés au LSD sur les campus californiens. Internet ouvrant conjointement avec les produits hallucinogènes « les portes de la perception ». Il suffit pourtant de voir le film à succès Imitation Game pour constater que l’un des pères fondateurs de l’informatique moderne, Alan Turing, développa ses premières machines pour le compte des services de renseignement britanniques et ainsi casser les codes des communications nazies. À Los Alamos aux États-Unis, un autre pionnier de l’informatique, John von Neumann, mettait au point la bombe A grâce aux immenses capacités de calcul des premiers ordinateurs. Aujourd’hui encore, le calculateur le plus rapide du monde est hébergé par l’Université chinoise des technologies de Défense ; le plus gros centre de stockage du monde sera utilisé par la NSA ; l’entreprise française Bull fabriquait en 2010 le calculateur le plus puissant d’Europe (le Tera-100) afin que le Commissariat à l’énergie atomique simule des explosions nucléaires. Cryptographie, télécommunications, calculateurs, l’histoire de l’informatique est indissociable de l’organisation industrielle de la mort.
Après le mythe, l’illusion. La complexité technique pour fabriquer des semi-conducteurs ou des kilomètres de fibre optique, le jeu d’interactions commerciales, financières et juridiques avec les compagnies minières de métaux rares, les poubelles à ciel ouvert de machines informatiques au Ghana représentent, d’après le fondateur de Wikileaks lui-même, « le maximum, en termes de réalisation technologique, que puisse produire l’économie moderne mondialisée néolibérale ». Pour le moins, se réapproprier l’informatique nécessiterait que chaque internaute libre fasse sa part dans l’extraction de métaux ou la bonne marche d’usines atomiques nécessaires à alimenter la bête virtuelle en électricité. Or, le déferlement de l’informatique personnelle depuis les années 1980 opère comme une illusion d’optique réduisant un système mondial, complexe et prédateur à un ordi, un logiciel et une « box ». D’où l’illusion de la réappropriation par la bidouille et l’apprentissage du code. La liberté qui en suivrait serait celle des enfants gâtés du capitalisme.
L’autre illusion concerne la possibilité de fuir, cryptographie et logiciels libres aidant, l’œil inquisiteur du numérique. Or, la tâche risque d’être inhumaine face au déferlement des moyens de contrôle. Quand bien même notre boîte mail serait savamment cryptée, notre GPS, notre carte de transport, notre smartphone, notre carte de fidélité ou de sécu, notre badge d’entreprise ou la caméra de surveillance à reconnaissance biométrique du métro nous trahiraient.
« On ne démocratise pas la dépossession » lançait le groupe Survivre en 1974 à propos de la loi « informatique et liberté » (à laquelle ils ajoutaient la mention « sic »). Le slogan collerait comme un gant à l’époque actuelle. En plus d’être illusoire, la réappropriation de l’informatique est surtout indésirable. « Soyons tous des ingénieurs informatiques » ne peut être le dernier mot des mouvements d’émancipation actuels. Qu’est-ce qu’une liberté si elle nécessite de parler couramment le langage du capitalisme au XXI° siècle ? ; si elle nécessite la création d’une post-humanité qui délaisse l’écriture cursive, comme c’est déjà le cas aux États-Unis, pour la poésie HTML ? ; si elle nous enchaîne définitivement aux outils qui nous oppressent ?
Que le mouvement naissant des « makers » et autres bidouilleurs s’arrangent, comme tout le monde, avec la société existante est une chose. Qu’il lance la perspective politique d’élargir le champ des « communs » sur le modèle du logiciel libre est une erreur.
Hors-sol, février 2013
1.Ragemag.fr, 12 novembre 2013.
2. Libération, 24 février 2014.
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