Avec Bordeaux, Toulouse est une des villes où les manifestations des Gilets jaunes ne désemplissent pas. Tour d’horizon « subjectif, par un protagoniste qui ne pouvait être partout et qui en oublie à coup sûr ».
Samedi 9 février, Toulouse. Prix de la meilleure pancarte : « Les flics ne tuent pas, les curés ne violent pas et moi je ne suis pas en jaune. » Prix du meilleur graffiti sur une banque dévastée : « Casseurs, brutes peut-être, mais nous on n’est pas payés pour ça. »
Et pourtant cette manif rituelle du samedi ne fut pas la plus marrante. Une charge de fafs attirés par quelques drapeaux rouges, assez vite matés par la bande d’en face (les antifas, donc) et des Gilets jaunes anonymes. Et à partir de 16 h 30, ça gaze, ça rafale grenades et Flash-Balls, la chasse est ouverte, on compte les premiers blessés et les arrestations. Seul bon moment, une tortue romaine improvisée vers la place Dupuy mettra les condés en fuite.
Et ça fait plus de deux mois que ça dure. Comme une routine qui s’installe. Mais qui ne fatigue pas.
Le réveil de l’assoupie
Toulouse l’endormie retrouve ses couleurs des années 1970 et 1980, lorsqu’elle était la rebelle. Réappropriation d’une ville de plus en plus aseptisée ? Vengeance des périurbains, puis de toute une région vis-à-vis de la pieuvre ? Opportunisme politique ? Allez savoir.
Peut-être que si un escadron de flics n’avait pas bêtement tiré à bout portant sur les manifestants qui prétendaient bloquer la gare le samedi 1er décembre en début d’après-midi, provoquant une émeute spontanée de plus de cinq heures, on n’en serait pas là. Ou peut-être que si.
Comme ailleurs, ça a commencé par des ronds-points bloqués, des péages ouverts, des déambulations dans un centre-ville interdit aux manifs depuis des années. Des méfiances face aux drapeaux français, aux Marseillaise, à des revendications bizarres. Et puis le mépris du pouvoir, sa brutalité...
Surtout, c’est ce dont on rêvait qui se produit : blocages illégaux, manifs jamais déclarées, refus de la hiérarchie, rejet des appareils politiques, des petits chefs autoproclamés, surtout s’ils ont un passé d’extrême droite. Ce qui n’est pas le cas partout dans la région. Mais ici, c’est surtout l’extrême gauche institutionnelle qui saute sur le mouvement comme la Légion sur Kolwezi. Quitte à transformer les AG de Gilets jaunes en avatar de l’impuissante Nuit Debout.
Mais des commissions (action, communication...) se forment, où de vraies décisions sont prises. Naissent aussi des groupes de banlieue, de zones de la ville, des points d’infos de permanence. Pour décembre, rajoutons-y un mouvement lycéen particulièrement virulent, spontané, excité. Mais là, ça tourne au massacre et le corps enseignant, après avoir d’abord manifesté sa plus totale indifférence, va encadrer les minots, vidant les manifs de leur substance. On verra même certains « parents d’élèves » aller faire le coup de poing pour dégager le blocus d’un lycée.
Chiffres d’affaires
Reste que ces trois premières semaines du mois ont été magiques : malgré des transports en commun stoppés par ordre préfectoral (et si les banlieusards déferlaient ?) et un foutoir permanent, la population se parle enfin, polémiques et conversations naissent au petit bonheur. On retrouve des potes perdus de vue depuis des lustres. Et quelques commerçants se mettent à pleurer après leur chiffre d’affaires. Certains vont jusqu’à évoquer la création de milices ! Le marché de Noël est un désastre. Jean-Luc Moudenc, médiocrité faite maire (LR), trépigne. Il raconte être allé incognito dans les manifs et y avoir vu gauchistes et fascistes main dans la main – devenant ainsi la risée de pas mal de ses administrés et récoltant un « Moudenc, on te voit plus dans les manifs » sur les murs de « son » Capitole.
Alors que les tentatives de blocage des points névralgiques de l’économie (dépôts de carburant, plateformes de la grande distribution) se font petit à petit dégager par les flics, une certaine coordination se met en place avec les Gilets jaunes des alentours (Ariège, Gers, Tarn, Tarn-et-Garonne, Aude…). Résultat parmi d’autres : évanescent presque partout ailleurs, le blocage « national » du 13 janvier est vraiment effectif à Toulouse / Pamiers / Carcassonne.
Mais après quelques beaux succès, les barrages s’effilochent. Même si on a vu plusieurs centaines d’encagoulés (la plupart étrangers aux « radicaux » traditionnels) bloquer, en nocturne, les zones industrielles de Saint-Jory et Fondeyre (en périphérie de Toulouse) avec des moyens conséquents. Même si on a passé des nuits sous la pluie à bloquer des autoroutes, dans une ambiance de kermesse, face à des gendarmes relativement placides, se contentant de détourner la circulation vers la nationale 20, créant ainsi de monstrueux embouteillages.
Les appels à la grève se sont multipliés. Des équipes se sont chargées de les diffuser avec acharnement. Mais comme on a eu le défaut d’attendre la grève du 5 février comme la venue du Messie (ou du Grand Jour), on n’a pu qu’être déçus par une mobilisation syndicale, certes énorme, mais qui est retournée au turbin après avoir traîne-savaté, en imaginant s’être refait une virginité.
La justice en délire
En face, la flicaille, quelque peu débordée les 1er et 8 décembre, s’organise. Toulouse hérite de deux blindés de gendarmerie, d’un canon à eau et les rendez-vous du samedi sont désormais rythmés par le son de l’hélicoptère qui désigne aux commandos d’intervention les individus à neutraliser. Mais malgré la disproportion des moyens, la mobilisation ne faiblit pas. La ville brûle littéralement certaines fins de semaine. Les barricades se multiplient. Au prix de nombreux mutilés et, pour l’instant, d’une bonne trentaine d’emprisonnés.
On ne peut ici que regretter que les manifestations virent au rituel. Alors que, justement, elles ont surtout eu pour effet de faire voler en éclats le quotidien d’une ville qu’on croyait matée. Ça tire désormais vers 16 h 30, les affrontements se concentrent dans la capitale régionale alors que les actes des autres préfectures sont d’un calme effrayant. Une fois de plus la métropole vampirise et nous sommes trop souvent là où les bourriques nous attendent.
La justice, au tout début plutôt calme, se met à faire tomber des têtes. Les contrôles judiciaires sont délirants (interdictions de manif, puis de la ville, puis de s’approcher d’une banque, d’un commerce) et, comme il s’agit de vider les rues, de nombreux Toulousains refusant les comparutions immédiates se voient entaulés à titre préventif. Argument entendu dans la bouche d’un procureur : « Vous vous êtes fait arrêter à 16 h. À cette heure-là, il n’y a plus de manifestation, juste une émeute. Vous êtes donc un émeutier. » Des exemples ? Un manifestant tâchant de se débarrasser des motards de la Bac avec son parapluie (si !) prend quatre mois ferme. Dernièrement, un individu trouvé en possession d’une clé passe-partout PTT a mangé une association de malfaiteurs. Des perquisitions ont suivi.
Une équipe de « Défense collective » assure le suivi des arrestations. Des lettres, souvent émouvantes, arrivent depuis les prisons. Et il faut organiser le soutien, parce que tout ça va coûter fort cher et tape sur des gens peu ou pas fortunés.
« Même les mémés... »
Alors on joue à quoi ? Au pourrissement ? À un mauvais remake des Versaillais de 1871 rêvant d’écraser d’improbables communards ? En tout cas, on rigole doucement à lire, ce lundi 11 février, dans le torche-cul local : « Malgré les diverses manœuvres tendant à minimiser l’ampleur du mouvement, la détermination des manifestants reste intacte. » Eux qui n’ont eu cesse de cogner sur les protestataires, allant jusqu’à multiplier par quatre les chiffres de la minable contre-manifestation du 2 février dans la ville rose et à diviser par deux ou trois ceux des sauteries hebdomadaires.
À vrai dire, on se fout de savoir si, comme l’affirment ces tristes sbires, « Toulouse est la ville-phare » d’un mouvement dont personne ne peut prédire ni la direction ni l’avenir. On sait juste que dans la cité du bel canto où « même les mémés aiment la castagne » [1], des refrains naissent parmi les émeutiers – qui raillent l’hélicoptère de la gendarmerie, qui reprennent les mots du rappeur D1ST1N (superbe clip [2] tourné sur le vif) sans oublier la remise au goût du jour de l’immortel Riot in Toulouse (1977) du grand rocker Little Bob.
Et putain, ça aussi, ça fait du bien.
http://cqfd-journal.org/Toulouse-la-Canaille
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