À Lille, quand la neige rencontre la débrouille, ça donne un plan Grand Froid, des expulsions de squats et des contrôles à répétition. Depuis quelques semaines les abords de la Friche St-Sauveur sont le théâtre d’un mépris organisé. On a essayé de rassembler quelques informations pour y voir plus clair.
♦ LA FRICHE ST-SO, TERRE D’ACCUEIL ET DE LUTTE ♦
Depuis la fin de l’année 2019, des gens vivent sur la Friche St-Sauveur. La précarité et la débrouille ont donné lieu à l’émergence d’un bidonville qui ne cesse de grandir où se retrouvent les méprisé.e.s de la métropole : exilé.e.s, sans-domicile-fixe, personnes sujettes à diverses addictions qui cherchent un endroit calme pour consommer...
Rue de Cambrai, février 2021
Cette friche de 22 hectares est en attente d’une révision d’un projet de nouvel éco-quartier - retoqué il y a 2 ans pour ses estimations insuffisantes sur l’impact écologique, elle a été squatté de nombreuses fois (bien avant 2019) et a été défendue par plusieurs collectifs contre la bétonisation de l’espace urbain déjà très dense, et contre la misère qu’on administre aux personnes étrangères « irrégulières ».
Des centaines de personnes ont vécu ici. Des cabanes ont été construites, avec de la récup’ ou du savoir faire collectif. En une année, la Friche s’est transformé, et des solidarités inespérées y sont nées. Des associations et collectifs interviennent notamment ici, ponctuellement ou sur le long terme pour répondre aux besoins des habitant.e.s.
Le « Pont des Gueux », janvier 2020
On peut dire que ça a pris la forme d’un bidonville. Indépendamment de la charge négative de cette expression, ça veut dire qu’il y a une vie, une organisation de l’espace, des tensions et parfois des règles tacites entre les personnes qui y habitent.
Le « Pont des Gueux », avril 2020
Il n’est pas rare que la police tente aussi d’intervenir sur les lieux, le plus souvent pour interpeller des individus précis. Jusqu’à récemment, il était trop dommageable de venir déloger un tel bidonville, dont l’existence permet de désengorger les rues déjà rongées par la précarité latente (le 115, complètement saturé, n’étant pas en mesure d’offrir suffisamment d’hébergements d’urgence pour les personnes dans le besoin).
♦ L’OCCUPATION, C’EST DU BÉTON ♦
Le 17 janvier 2021, des habitants de la Friche et quelques soutiens ont tenté d’occuper un immeuble HLM vide entre St-Sauveur et le parc Jean-Baptiste Lebas. Délogés directement, les exilés ont été emmené à la Police aux frontières.
Bâtiment emmuré boulevard JB Lebas, février 2021
Depuis, les fenêtres ont été retirées et remplacés par des milliers de parpaings.
60 fenêtres d’un côté, dont 40 petites avec 14 parpaings et 20 grandes avec 28 parpaings + 72 de l’autre, dont 48 petites fenêtres et 24 grandes. Ça fait près de 2500 morceaux de béton, en ajoutant la main d’œuvre et le mortier, c’est le prix à payer pour ne pas voir des crève-dehors squatter un immeuble.*
Entre le 3 et le 9 janvier, rebelote : l’immeuble similaire situé juste à côté, rue de Maubeuge, est squatté. Il neige, il fait froid, on est passé sous -5°C. C’est l’occasion pour la Préfecture de lancer le plan « Grand Froid ». Théoriquement, plus personne ne doit être à la rue. On « sécurise » aussi les personnes qui vivent dans des logements insalubres. Le 8 février, Michel Lalande en personne (préfet du Nord / Hauts de France) vient proposer une solution aux gens de la Friche et de l’immeuble squatté, après avoir fait le tour des hôtels à réquisitionner.
On donne des adresses mais débrouillez-vous pour y aller. Pour les plus anciens habitants, on se souvient de la route de l’hôtel Lemon de Tourcoing déjà réquisitionné l’an passé. Pour les autres, des associations qui œuvrent déjà sur la Friche depuis des mois les orientent.
Du parpaing x28, février 2021
« C’est un moyen de faire partir de la Friche sans apporter d’aide sur le long terme » témoigne un habitant bien décidé à ne pas s’en aller. Car pire encore : tu es hébergé.e mais trouve ta propre nourriture. À 10km de tes ami.e.s et de tes réseaux de débrouille ou de solidarité. 5 étoiles, volume II : que demande le peuple ?
♦ GRAND FROID, MON CUL ♦
Le jour suivant, mardi 9 février, un huissier intervient sur l’immeuble rue de Maubeuge pour constater l’occupation. Il en aurait profité pour appeler la flicaille pour contrôler un passant et un journaliste intrigués.
Depuis qu’il n’y a plus de personnes SDF ici, il y a des vigiles en continu au pied du bâtiment, mais les gens se relaient pour garder du monde en permanence sur les lieux. Objectif : on ne partira pas tant que tout le monde n’est pas relogé dans des conditions dignes.
Banderole dressée sur le parcours d’une déambulation mémorielle, janvier 2020
Ce jour-là, le 115 est saturé et est contraint de faire 347 refus d’assistance. La Préfecture est perdue face à la réalité de la misère ambiante. Après tout, s’ils sont capables de réquisitionner quelques lieux, pourquoi pas les 8000 logements vacants, hein ?
Mieux : le même soir, une intervention de police met fin à l’occupation du bâtiment. Des ouvriers se rendent déjà sur place pour démonter et emmurer les fenêtres. Ça fait deux jours 7 palettes, avec 120 parpaings chacune, attendent au pied de l’immeuble. Et 4 au pied de l’immeuble voisin déjà fortifié. On va pouvoir se mettre au boulot sans soucis.
Passage rue de Cambrai emmuré, février 2021
Côté Friche, c’est calme pendant la nuit alors que le lieu reste un espace de rencontre le jour pour toutes celles et ceux qui avaient l’habitude de passer là ainsi que pour les associations d’aide. Il ne faut pas attendre plus de quelques jours de ce calme glacial pour que l’entrée sur la rue de Cambrai qui avait été fabriquée l’an passé par des habitants et des militant.e.s soit emmurée. Cette fois c’est pas du parpaing mais des blocs anti-intrusion (le même genre qu’on a sur la place de la République, soit disant pour empêcher des camions-bélier de faire un strike sur les « islamo-gauchistes » qui manifestent 2 fois par semaine). Ce genre de matériel urbain traînait sur une zone de stockage en vrac de la Ville située dans un coin de la friche depuis des années. Parfait.
Type de blocs de béton utilisés pour empêcher le passage de foules, janvier 2020
CRA = Centre de rétention administrative
Un ancien habitant des rues témoigne : « Oui, on a affaire à un système pour que les gens se barrent de la Friche et les empêcher de revenir. » Finalement, le plan « Grand Froid », ne serait-ce pas le meilleur dispositif anti-squat ? Acab.
♦ REVENONS UN AN PLUS TÔT ♦
Mars 2020, c’est le premier confinement. La Préf et la Ville de Lille font un concours de "solidarité" pour que le moins de monde soit confiné dans la rue. Sur la Friche, on se bat pour obtenir un espace salubre : l’hôtel Lemon de Tourcoing fait partie des heureux élus qui va pouvoir accueillir celles et ceux que l’État délaisse.
Là-bas, pas le droit de faire à bouffer. La Protection Civile passe une fois par semaine pour te filer un ticket pour acheter de la bouffe pour les prochains jours. Mais pas de repas chauds, pas d’aide supplémentaire, rester confiné : impossible de se projeter sérieusement au delà du lendemain. Les hébergé.e.s sont plongé.e.s dans une léthargie artificielle, certain.e.s préfèrent se barrer d’ici et, parfois, rejoindre la Friche.
Le Belvédère de la Friche St-Sauveur, janvier 2020
Aujourd’hui en 2021, c’est le couvre-feu. Le cadre ne change pas beaucoup, sauf que la Friche est menacée.
Et que se passera-t-il quand la vague de « Grand Froid » sera passée ? Va savoir, mais ça sent le gaz et la matraque.
C’est jamais fun de retourner vivre dans un bidonville, mais c’est quand même mieux que de repartir sans cesse à zéro. Sans droits ni titre, juste un humain de plus, ou de moins.
Un soir d’hiver sur le Belvédère, février 2021
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Nous invitons toutes celles et ceux qui sont solidaires des luttes des SDF et des sans-papiers, contre Euralille et ses quartiers aseptisés, contre la précarité, la faim et les inégalités sociales, à se renseigner fréquemment sur ce qu’il se passe à la Friche St-Sauveur et à se mobiliser quand la Préfecture aura décidé que la fête est finie et qu’on a le droit de retourner crever ailleurs. Défendons ce lieu fragile mais important, aux côtés des gens qui galèrent. Contre le Grand Froid préfectoral.
Banderole sur le parcours d’une déambulation mémorielle, janvier 2020
« Crame 1 CRA poto, crame 1 CRA »
* Note : La manière dont s’est organisée et déroulée l’occupation du bâtiment Boulevard JB Lebas (ainsi que, dans une moindre mesure celle de l’immeuble de la rue de Maubeuge) ne nous correspond pas. On incite franchement certaines initiatives à se faire de manière coordonnée et horizontale (par opposition au "dans son coin" et à l’"autoritaire"), pour éviter de décrédibiliser le mouvement, de mettre des individus qui ne bénéficient pas des mêmes droits en danger, ou d’impliquer d’autres personnes dans la répression qui s’en suit.
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