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Une revue belge m’avait demandé en septembre dernier un texte en rapport avec mon dernier bouquin : Il était une fois sur cent – Rêveries fragmentaires sur l’emprise statistiques (ed. Zones / La Découverte). J’ai pondu ça, au diapason des injonctions contradictoires qui nous empêchent de distinguer la part d’utopie encore palpable pouvant résister aux pulsions de mort ambiantes.
En 1847, un certain Karl M., constatait que la « bourgeoisie [avait] noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ». On se tromperait en croyant que le philosophe d’outre-Rhin le déplorait, oh que non, il s’extasiait plutôt devant la capacité de cette classe sociale émergente à balayer les valeurs anciennes, à faire table rase, place nette, grâce au caractère « révolutionnaire » de sa logique comptable, adieu le vieux monde antique puis féodal, et bon débarras, tout en prédisant la culbute suivante, celle qui verrait la bourgeoisie, focalisée sur ses bilans excédentaires et ses marges de profit, à son tour balayée, réduite au néant de ses plus-values financières, mise à nu par sédition de ses forces productives mêmes, ce prolétariat qui, en faisant tourner la roue du progrès d’un tour de cadran supplémentaire, reprendrait les rênes du pouvoir, exproprierait ses exploiteurs et parachèverait ainsi l’Histoire en un dernier cycle : le communisme primitif in fine rétabli sur des bases harmoniques : « de chacun selon ses besoins à chacun selon ses moyens ».
M’en est resté une certaine admiration pour les métaphores économico-poétiques de Karl M. – « les eaux glacés du calcul égoïstes », on dirait du Lautréamont avant l’heure –, mais aussi le sentiment que son matérialisme visionnaire, confiant dans l’éternel retour de bâton de la justice sociale, tenait de la clairvoyance d’une « vieille taupe » justement, aveuglément certaine d’avoir une pré-science dialectique, toujours un coup d’avance, alors que plus d’un siècle et demi plus tard, c’est mort et fossoyé six pieds sous terre, son programme d’émancipation du commun des mortels, son utopie terminale du côté de jardin d’Éden, avec l’abondance en partage équitable, pas de retour à la case départ biblique, la douche froide des « calculs égoïstes » n’a pas été tarie à la source, ni le bébête capitalisme jeté avec les « eaux glacées » du bain. Pire encore, un autre compte à rebours a commencé, celui de l’extraction/destruction des matières premières, celui de la prédation/éradication du vivant, celui du surdéveloppement court-termiste des uns et de la survivance au rabais des autres, celui de la sécession climatisée des trans-humains et de la ségrégation bunkerisée des moins que rien, avec de rares super-egos défiscalisés offshore et tant d’alter-zéros jetés par-dessus bord, avec la surexploitation à temps partiel de la main d’œuvre féminine et le leurre d’une parité fondée sur le seul quota réservé à quelques « femmes puissantes », un vrai nightmare in regress, on dirait bien qu’il est minuit moins une en ce XXIe siècle, et puisque ce grand désordre mondial a un nom en italien – un casino –, faites vos jeux, impair trépasse et manque.
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