A bas la Société
Par Société nous entendons non pas le produit spontané d’une forme de vie en association librement acceptée par un certain nombre — petit ou grand — d’individus, pour y pratiquer rechange de toutes sortes de rapports intellectuels, économiques, politiques, éthiques, etc. — dans le but d’améliorer ou parcourir les voies lumineuses et indéfinies de la vie. Par Société nous entendons l’affirmation brutale et violente de petits groupes ou catégories autoritaires, exploitant la simplicité des masses ignorantes, se déléguant arbitrairement pour exercer une domination absolue et aveugle sur la majorité, cela afin de posséder le monopole exclusif de toutes les nécessités de l’existence, aux fins de s’en servir pour la conservation et l’accroissement de leurs abus et de leurs privilèges.
Comme premier et inévitable fruit, la Société nous a donné l’Etat, son maître et son serviteur. Celui-ci, tirant sa force de ses lois aussi fixes qu’absurdes, en est devenu l’unique exposant — à un point tel qu’il l’a absorbée complètement, d’où, comme résultat, un cadre unique : la Société-Etat.
Donc, quand nous disons Société, nous entendons l’État, tous les états : la violence organisée et légalisée, l’oppression de la tyrannie gouvernementale, les lois et l’éducation sociales, tous les autres dogmes imposés par la force et par le respect.
L’influence exercée, dans le cours des temps, par cette morale sociale (?) a étouffé chez les hommes toute initiative intelligente. Elle a tué en grande partie le sentiment de l’individualité consciente et l’a remplacé, dans la plus grande majorité des cas, par une complète insensibilité spirituelle, par la misère morale, une superficialité générale et la plus rebutante passivité.
L’éthique humaine a fait son temps, parce qu’elle a été trahie, flétrie, déviée par les hommes dont nous venons de parler, tous docteurs ès-lois et morales sociales, lesquels vilipendent, raillent et condamnent les actes de dignité, les gestes fiers et nobles de ces quelques-uns, auxquels le tempérament altier ne permit pas de se rouler dans la fange et l’opprobre de la médiocrité.
Ce sont les individus qui font la Société et non la Société qui fait les individus. Fort bien. Mais quels individus ? Les unités humaines qui ont conscience de leurs actions personnelles sont-elles libres de parler, d’écrire, de se mouvoir ? Les trouve-t-on à la tête d’un pays ou d’une nation pour guider vers le mieux et le beau les penseurs, les artistes, les poètes, les rêveurs ? Certes non. Les conducteurs de peuples sont des nullités couronnées par la grâce de l’hérédité, des arrogants, des bourreaux, des fraudeurs de la bonne foi populaire. Un chef de tribu des temps antiques était bien supérieur aux tyrans d’aujourd’hui (il avait entre autres choses l’avantage d’être connu de ses sujets). Ces derniers, appuyés sur la grande majorité amorphe et misonéiste, régissent les actes et le sort de tous — contraints bon gré mal gré de subir les violences et les volontés du crime organisé et codifié. Voilà la Société.
Nous condamnons et combattons cette Société étatisée parce qu’elle est infâme, hypocrite et vile — corrompue, fausse et immorale. Parce qu’au nom de la liberté, elle enchaîne la liberté et produit l’esclavage ; à qui demande ou cherche à se procurer le droit à la vie, elle donne du plomb ou le bagne, alors qu’elle récompense et exalte les grands voleurs légaux. Elle protège et paie ses serviteurs, ses mercenaires pour mettre à mal les honnêtes et les libres : ceux qui ne veulent rien savoir de ses lois et de ses morales. Ceux qu’elle ne réussit pas à égorger ou à incarcérer, elle les qualifie de hors la loi ou de bandits. Si celui-là qui a travaillé toute sa vie se décide — avant de s’en aller fermer les yeux en quelque hospice — à s’approprier une partie infinitésimale de son produit, le voilà empoigné et enfermé comme un délinquant vulgaire ; celui-ci qui l’a dépouillé du premier au dernier jour du fruit de sa sueur, lui niant le pain, le savoir, les vêtements, le repos, l’amour ; celui-ci donnera tous les vingt ans cent écus pour une œuvre de philanthropie, et il passera pour l’homme le plus généreux du monde.
Nous ne ressentons que mépris pour cette Société homicide et sanguinaire, où fleurit le fascisme et ses chemises noires, le Ku klux klanisme et ses cagoules — tant d’autres prétoriens et mal-vivants asservis à l’or et à la gloire des puissants. En quelle estime tenir une Société où le lynchage devient un sport ; qui peut nous offrir comme produit caractéristique une foule de fanatiques assouvissant sa soif de meurtre en aspergeant de benzine et en brûlant vif un malheureux innocent ?
Oui, nous ne sentons que mépris profond à l’égard de cette masse populaire bêlante et lâche ; hier antimonarchique et révolutionnaire, comme en Italie, aujourd’hui jetant des fleurs sur le passage du char où le tyran se pavane en livrée grotesque. Nous n’éprouvons que haine et nausées à l’égard d’une Société formée d’êtres inconscients, malléables, humbles, tout estomac, sans personnalité et sans caractère, abjects et résignés.
L’aspiration, le but de l’anarchiste, c’est de vivre sa vie indépendamment de la Société ; mais puisqu’elle nous interdit la plus légère manifestation de notre être, à titre de rétorsion et de réaction à l’offense qui nous est faite, il ne nous reste plus qu’à répondre à notre tour à l’offense par l’offense… Rien ne mérite d’être épargné.
Puisqu’en France, on ne permet pas à dix humains venus des différentes parties du monde de se réunir pour discuter et s’efforcer de jeter de la clarté dans ce monde enténébré et douloureux ; puisqu’en Espagne il n’est pas permis à un travailleur d’avoir un idéal, de lutter et de combattre pour lui sans courir le risque d’être déporté à vie ou fusillé sur le champ ; puisqu’en Italie, il n’est pas possible de chanter une chanson, ou de porter dans sa poche un journal, ou d’avoir chez soi un livre qui ne porte pas l’estampille du licteur, sans courir le risque d’être purgé, bâtonné, maltraité, tué même ; puisqu’en Bulgarie le seul fait d’être anarchiste implique arrestation et fusillade en masse dans les cours des casernes comme des chiens enragés ; puisqu’en Russie, il n’est pas permis de secourir les compagnons prisonniers du régime, d’imprimer un livre ou de publier un journal sans risquer d’être banni ou encore déporté dans les îles glacées de la Sibérie du Nord ; puisqu’au Japon, professer les idées anarchistes veut dire persécutions, arrestation, étranglement de vive force dans les chambres de sûreté de la police ; puisque dans tous les coins du monde, il n’y a pas de place pour nous, qu’on nous veut mettre hors la loi, exterminer, eh bien ! il ne nous reste qu’à prendre à partie cette société oppressive et mortifère.
Ceci pour notre bien, pour notre vie, pour conserver les quelques miettes de liberté conquises pour nous par ceux qui nous précédèrent.
L’attaque doit être serrée, tenace, inflexible, inexorable. Dirigée contre toutes les institutions sociétaires : Etat, Eglise, Patrie, grands mensonges s’il en fut jamais. Menée contre tous ses organes directeurs et exécutifs. Personnels et impersonnels. Il n’est pas difficile d’individuer ses points les plus vulnérables. Le but est de rendre indésirables les positions, les situations de chef d’Etat, ministre, député, magistrat, capitaliste, mouchard, etc., etc.
L’anarchisme n’est pas la démocratie — ô compagnons, ô compagnes. L’un est l’antithèse de l’autre et vice versa. Il n’y a donc rien à réviser. Rien à ajouter, rien à enlever. Impossible de discipliner l’indisciplinable, de domestiquer l’indomesticable.
Si construire la Société Future peut être suggestif au point de vue artistique, n’oublions pas qu’avant toute autre chose, il est nécessaire de créer et développer parmi nous une psychologie rebelle, dynamique, d’une nature telle qu’elle détruira et ensevelira pour toujours toutes les traditions séculaires et ataviques dont nous sommes encore trop imbus, anarchistes, mes camarades.
Si le courage nous manque pour nous engager sur cette voie — eh bien, au lieu d’essayer de diminuer, mitiger, fausser, dévier, taisons-nous plutôt.
Nous n’avons pas soif d’exploitation, d’autorité, de pouvoir — nous avons une soif ardente d’amour profond, de liberté, de lumière.
RAFFAELE DE RANGO.
l’en dehors N° 36 – 31 Mai 1924.