« L’ANTI-IMPÉRIALISME DES IMBÉCILES »
À défaut de récits incarnés, la révolution, puis la guerre en Syrie, ont été l’occasion d’un retour en force du langage de la « géopolitique ». Avec le ton assuré de celui ou celle qui croit voir plus loin, on a vu ressurgir le réflexe des discours « campistes » : face au traditionnel camp « impérialiste » emmené par les États-Unis, se dresserait un camp supposément « anti-impérialiste » emmené par la Russie, l’Iran et... le régime syrien.
De cette convergence de facto entre une vision calquée sur une division du monde en deux camps et celle, apparemment opposée, de la « guerre contre la terreur » incessamment renouvelée depuis le 11 septembre 2001, a résulté un tableau grossier mais idéologiquement praticable par les uns et les autres : la Syrie comme un échiquier géopolitique où se mènent des batailles homériques contre les forces du mal.
Le « campisme », au regard duquel les révolutions arabes n’étaient guère plus que des « tentatives de déstabilisation orchestrées par la CIA ou Soros », est désormais un langage unique et une interprétation partagée par des pans entiers de la gauche — notamment la France insoumise en matière de politique internationale — et de l’ultra-droite, ainsi que par une partie de la droite souverainiste. Ce qui, à chaque fois, est dénié, c’est la capacité des personnes engagées sur le terrain à agir depuis leurs propres convictions et non en tant que simples agents de stratégies qui leur échappent. Cela revient ni plus ni moins à condamner par avance toute tentative révolutionnaire un peu conséquente en la renvoyant, exactement comme la propagande de Bachar, aux « agissements d’agents étrangers occultes ». Ainsi, cette approche, qui témoigne de la pénétration durable du conspirationnisme dans ce qu’il reste de la gauche, finit immanquablement par s’aligner sur les logiques étatiques les plus cyniques.
Quant à nous autres, qui nous sommes attelés à faire paraître ce livre en français, traduire et lier nous ont semblé être les gestes les plus justes pour apporter notre contribution à la recherche vitale d’une lecture du présent à l’attention des révolutionnaires. Une lecture partageable par-delà les frontières et les usages politiques spécifiques à chaque lieu, hors de portée de toute neutralisation géopolitique, de tout nouvel aveuglement idéologique. Comme le rappelle Robin Yassin-Kassab dans un entretien accordé à l’hebdomadaire en ligne Lundi matin : « La victoire du fascisme en Syrie participe à une offensive interconnectée de l’extrême droite qui affecte l’Amérique, l’Europe aussi bien que le Moyen-Orient. Nos destins sont liés [*]. »
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Quelques ami·e·s de la révolution syrienne
Marseille, 16 décembre 2018
Extrait de la préface à l’édition française de BURNING COUNTRY : AU CŒUR DE LA RÉVOLUTION SYRIENNE par Leila Al-Shami et Robin Yassin-Kassab, pp. 9-10, Éditions L´Échappée, 2019 [2016/2018]
[*] « Burning Country » : Les syriens dans la guerre et la révolution... (13 décembre 2016)