Depuis le début de la pandémie nous avons pu constater de nombreux glissements fascisants au sein des luttes. Les disciples de l’universitaire bourgeois Girogio Agamben se sont particulièrement illustrés dans cette voie. Dans le texte qui suit, le groupe communiste anti-autoritaire grec Antithesi, un an après sa longue analyse des dynamiques de négation de la pandémie, revient sur le socle d’irrationalisme individualiste et vitaliste qui constitue « l’arrière-plan théorique commun aux tendances de gauche et de droite du déni de la pandémie ».
Depuis le début de la pandémie nous avons pu constater de nombreux glissements fascisants au sein des luttes. Les disciples de l’universitaire bourgeois Giorgio Agamben se sont particulièrement illustrés dans cette voie. Le magazine lundimatin, qui pendant des mois a publié hebdomadairement les délires réactionnaires du professeur italien, s’est fait le principal moteur de diffusion du covidonégationnisme et des discours antivax au sein des espaces de luttes. Le Manifeste Conspirationniste, célébré par toute une partie de l’écologie politique française (Reporterre, Terrestres, les anti-industriels etc) vient quant à lui d’être publié en Allemagne par une maison d’édition d’extrême-droite. Celle-ci a fait le lancement promotionnel de l’ouvrage lors de l’université d’hiver du Think tank néofasciste Institut für Staatspolitik. Dans le texte qui suit, le groupe communiste anti-autoritaire grec Antithesi, un an après sa longue analyse des dynamiques de négation de la pandémie, revient sur le socle d’irrationalisme individualiste et vitaliste qui constitue « l’arrière-plan théorique commun aux tendances de gauche et de droite du déni de la pandémie ».
Ce texte est notre contribution à l’événement « Le mouvement anti-vaccin et les points de rencontre de l’irrationalisme de gauche et d’extrême droite », organisé par la librairie Red n’ Noir et la plateforme médiatique omniatv le samedi 01/10/2022.
Il est indéniable qu’au sein du mouvement antivax, une partie de l’extrême gauche et de la scène anarchiste/anti-autoritaire, au mieux tolère et coexiste, au pire collabore ouvertement avec des groupes et des personnalités bien identifiés de l’ensemble du spectre de l’extrême droite.
Pour notre part, nous allons tout d’abord essayer d’identifier le contexte qui a rendu possible cette rencontre et cette coopération, puis nous expliquerons pourquoi nous pensons que cela ne doit être toléré en aucune circonstance et dans aucune mesure.
Contexte de rencontre et de coopération avec l’extrême droite dans le cadre du déni de la pandémie
Le terrain de cette rencontre a été le mouvement contre les vaccins et plus généralement contre tous les moyens de protection face à la pandémie, allant même jusqu’à s’opposer à l’utilisation de masques. Si les différentes tendances de ce mouvement réactionnaire ne sont évidemment pas identiques, un fil conducteur les relie. Il ne s’agit pas d’une résistance à la politique du gouvernement et à son autoritarisme, comme les négationnistes de la gauche et de la scène anarchiste/anti-autoritaire cherchent à le présenter. Au contraire, elles ont en commun le déni de la pandémie et du danger du virus, l’invocation d’une pseudo-liberté de l’individu isolé contre la nécessité collective et prolétarienne de prendre des mesures de protection élémentaires, et la conviction que la pandémie n’est qu’un prétexte pour l’imposition d’une dystopie par des « élites », quel que soit leur nom (Big Pharma et Big Tech, « dévots du nouvel ordre mondial », « juifs-francs-maçons », etc. etc.).
En ce qui concerne les soubassements théoriques, se trouve un socle commun d’irrationalisme individualiste, qu’il soit d’extrême-droite ou teinté de nuances post-modernes. Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur cette base théorique.
L’extrême droite nationaliste, tant dans sa version religieuse que non religieuse, a toujours dévalorisé la raison car elle l’oppose à la perception directe et à l’accès à l’essence des choses, qu’il s’agisse, dans le cas de la droite religieuse, du « contact avec Dieu », de « l’illumination divine », etc, ou, dans le cas des non-religieux, du concept vitaliste de l’esprit du peuple, comme une force émanant des sources profondes de la terre et du sang, dans sa version la plus philosophiquement sophistiquée. Dans le jargon heideggérien de l’extrême droite, le sang, la race et l’âme sont placés au-dessus de toute justification rationnelle.
La critique d’extrême droite de la modernité et des Lumières est une tentative de sortie réactionnaire des contradictions et de la crise du capitalisme : en fait, elle n’est dirigée que contre le côté dit « parasitaire » et « improductif » du capitalisme : les banques, la bourse, le Forum économique mondial, ainsi que ce qui est considéré comme nuisible à la communauté nationale et à la pureté de la nation et du corps : les vaccins, les migrants ou la soi-disant quatrième « révolution industrielle » qui est censée entraîner la perte de la souveraineté nationale et détruire la production nationale au profit des multinationales, de la « mondialisation » et de l’ »ordre mondial ». Il est clair qu’elle n’a aucun problème ni avec l’État en tant qu’incarnation de la communauté nationale, ni avec la production capitaliste, la science et la technologie en général, tant qu’elles sont sous contrôle national et bénéfiques pour le pays – d’où le fait que les principaux représentants du courant d’extrême-droite du déni sont des scientifiques, Bhakdi en Allemagne, Kouvelas, Vovolis et Farsalinos aux États-Unis.
En ce qui concerne les tendances de gauche/anti-autoritaires du déni de la pandémie, un examen superficiel suffit à mettre en évidence des antécédents théoriques communs avec l’extrême droite. Tout d’abord, ces deux tendances partagent une conception conspirationniste de l’histoire du monde. L’extrême droite sur la base de l’identification de l’ennemi interieur/exterieur de la nation et de la race dans la figure haineuse de l’usurier juif et du bolchevik juif qui complote et tire les ficelles. Et la tendance de gauche sur la base d’une conception complètement fausse du capitalisme selon laquelle, pendant la période du « capitalisme monopolistique », la concurrence perd complètement son caractère aveugle et objectif et est remplacée par l’action consciente des grands capitalistes/monopoles, qui contrôlent le marché, ce qui conduit finalement à la stagnation et au déclin – puisque l’impulsion concurrentielle pour le développement des forces productives disparaît. À partir d’un moment, selon cette idéologie, le monopole devient un monopole d’État et l’État devient le pouvoir direct des capitalistes monopolistes. Ainsi, les monopoles et leurs États transcendent la dynamique capitaliste en agissant consciemment et de manière conspiratrice, en conflit ou même en coopération, en vue de se partager le butin. Comme le butin est limité, dans le cadre du déclin monopolistique capitaliste, ils sont plus souvent poussés à la guerre qu’à la coopération. Cette conception unilatérale – et donc fausse – où l’histoire est écrite par les grandes puissances et où le caractère objectif/normatif du mode de production capitaliste, qui opère « au-dessus de la tête des producteurs », a été complètement perdu, passe dans le soi-disant mouvement autonome en Grèce pour une grande sagesse, entraînant même des immodesties ridicules du type : « Ce n’est pas une grippe, c’est une guerre commerciale », et les « autonomes expliquent tout ».
Dans un contexte plus large et plus profond, la gauche du déni pandémique partage avec l’extrême droite le rejet total de la modernité, des Lumières et de la rationalité. Comme on le sait, le représentant le plus éminent de cette tendance est Giorgio Agamben. Agamben s’est engagé depuis vingt ans dans la radicalisation de la théorie du totalitarisme de Hannah Arendt afin d’y inclure l’ensemble de la modernité. Arendt elle-même voyait comme des éléments constitutifs de l’État totalitaire une masse grégaire, l’imposition d’une idéologie totale qui subordonne tout à sa froide logique, et une société qui ressemble à une machine et élimine toute individualité au nom d’une rationalité supérieure. Dans un renversement complet, le fascisme antirationnel et irrationnel est présenté par Arendt comme un produit de la rationalité, Agamben lui va encore plus loin en identifiant pleinement le fascisme à la modernité dans son ensemble. En cela, il fait écho aux positions de Heidegger qui, après la guerre, a tenté de se laver de son passé nazi, exprimant la thèse selon laquelle le nazisme n’est rien de plus qu’une simple expression de la modernité. Selon lui, il existe « une volonté universelle de pouvoir dans l’histoire, qui est maintenant perçue comme englobant la planète », et que « tout est ancré dans cette réalité historique, qu’on l’appelle communisme, fascisme ou démocratie mondiale » [1].
Le rationalisme des Lumières et l’idée de progrès social ont été rejetés à la fois par Heidegger et par un certain nombre de théoriciens conservateurs (Junger, Spengler, etc.) en raison de leur mépris de la capacité de l’humanité à réaliser un tel progrès rationnel, un rejet qui était généralement l’expression soit de la peur soit du mépris des masses, considérées comme irrationnelles, ataviques et une menace pour la société civilisée. L’anti-humanisme a rejeté les idées d’égalité et d’unité humaine, célébrant au contraire la différence et la divergence et exaltant le particulier et l’ »authentique » au détriment de l’universel. De cette manière, les aspects révolutionnaires et émancipateurs des Lumières, du rationalisme et de la modernité, tels qu’exprimés par les courants du communisme et de l’anarchisme, et même par le républicanisme de la Révolution française, sont éliminés. La critique nécessaire que nous devons faire de l’aspect capitaliste de la modernité et du rationalisme instrumental qui la caractérise n’a rien à voir avec la glorification de l’irrationalisme et du « retour aux sources ».
Pour en revenir à Agamben, son cheminement de pensée l’a finalement amené à comparer le pass vaccinale à l’étoile jaune portée par les Juifs pendant le nazisme. Et ce n’est pas la première fois que le philosophe star du monde anti-autoritaire a recours à une comparaison historique totalement disproportionnée et inappropriée, puisqu’il y a deux ans, il avait déjà soutenu que les enseignants qui participent à l’enseignement à distance en pleine pandémie sont de la même race que ceux qui se sont rangés du côté du fascisme. Ainsi, le nazisme se répand dans une longue nuit où tout le monde est libre. Pour Agamben, bien sûr, tout le monde est fasciste sauf ceux qui ont réellement été fascistes.
Ce type de rejet de la modernité, de l’humanisme, du rationalisme et des Lumières n’est bien sûr pas limité à Agamben. Elle est plus ou moins répandue dans une grande partie des références théoriques d’une partie de la gauche et de la scène anarchiste/anti-autoritaire, depuis Derrida et Foucault jusqu’au Comité Invisible et aux courants du post-anarchisme. Comme l’a écrit la marxiste Helen Meiksince Wood : « Les structures et les causes ont été remplacées par des fragments et des contingences. Il n’y a plus rien qui puisse être appelé un système social (par exemple un système capitaliste) avec sa propre unité systémique et ses propres « lois du mouvement ». Il n’existe que de multiples types de pouvoir, d’oppression, d’identité et de « discours » différents. Non seulement nous devons rejeter les anciens « grands récits », tels que les idées de progrès du siècle des Lumières, mais nous devons également abandonner toute idée de processus historique intelligible et de causalité […] Il n’existe aucun processus structuré accessible à la connaissance humaine (et encore moins à l’action humaine). Il n’y a que des différences anarchiques, déconnectées et inexplicables. Pour la première fois, nous avons ce qui semble être une contradiction dans les termes : une théorie du changement historique mondial basée sur la négation de l’histoire… [Les postmodernes] sont remarquablement indifférents à l’histoire. Cette indifférence se révèle principalement par leur surdité aux résonances réactionnaires de leurs attaques contre les valeurs des Lumières, ainsi que par leur irrationalisme radical. » [2]Et comme l’ajoute Eagleton : « une histoire supposée homogénéisante [l’histoire des Lumières]… est violemment homogénéisée » [3], car toute l’histoire contradictoire de la modernité est identifiée au totalitarisme, occultant complètement le fait que la modernité est en même temps l’âge des révolutions et de l’émancipation.
La portée de ce phénomène est si large qu’elle s’étend à la féministe marxiste Sylvia Federici. Nous faisons ici référence à la critique de son livre Caliban et la sorcière par les historiens marxistes Yann Kindo et Christophe Darmangeat, publiée dans le dernier numéro de Διαλυτικού. Nous ne reviendrons pas sur toutes les questions soulevées par les auteurs. Nous nous limiterons simplement à leur critique du rejet total du rationalisme et de la science par Federici, qui les présente comme une attaque contre les croyances pré-capitalistes, religieuses et magiques, qui sont traitées comme étant de facto plus libératrices. Comme le notent les auteurs, ce rejet occulte le fait que les philosophes et scientifiques rationalistes sont souvent entrés en conflit avec les autorités religieuses de leur époque, ce qui a entraîné la persécution de nombre d’entre eux, tels que Galilée et Giordano Bruno (ces derniers ayant fini sur le bûcher comme des sorcières). Le moindre progrès scientifique est présenté par Federici comme une extension du contrôle social, tandis que la contribution des scientifiques, philosophes et médecins de l’époque à la lutte contre la chasse aux sorcières est complètement occultée.
Comme le souligne la note de présentation du 5ème numéro de la revue Διαλυτικού : « La réduction de tout progrès scientifique à une forme de contrôle social renvoie directement aux positions inacceptables qui prévalent chez les négationnistes de la pandémie. […] Par exemple, […] Sylvia Federici prétend « démasquer » Hobbes et Descartes en révélant qu’ils travaillaient en réalité pour l’État. Comme elle le rapporte : « Derrière cette nouvelle philosophie, nous devinons une vaste initiative de l’État, par laquelle ce que les philosophes qualifièrent d’irrationnel fut déclaré criminel. […] C’est pourquoi à l’apogée de l’« Âge de la Raison », l’âge du scepticisme et du doute méthodologique, nous avons une attaque féroce du corps, si bien épaulée par la plupart de ceux qui adhéraient à la nouvelle doxa. » Ainsi, nous apprenons grâce à Federici que Hobbes et Descartes – des philosophes rationalistes de l’époque moderne – exprimaient en fait dans leurs œuvres le programme politique préexistant d’un État bourgeois encore en devenir […] alors qu’il était jusqu’alors banal que ces philosophes s’opposent, au nom du rationalisme, à l’autorité établie de leur temps, à savoir l’État allié à l’Église ».
Quant à Fotis Terzakis, l’un des principaux représentants du courant de gauche de négation de la pandémie en Grèce, il suffit de lire n’importe lequel de ses articles ou de regarder n’importe laquelle de ses vidéos pour constater que non seulement il remet en cause tout critère de vérité en médecine et au-delà, adoptant pleinement des positions postmodernes, mais qu’il va jusqu’à plaider en faveur de l’ »énergie cosmique », renvoyant directement à un vitalisme proprement ridicule.
Mais outre Federici et Terzakis, il faut évoquer l’irrationalisme qui distingue une partie du courant insurrectionnel du socialisme et de l’anarchisme. Il ne faut pas oublier que l’un des plus importants représentants de cette tendance, le syndicaliste révolutionnaire Sorel, est rapidement passé de la glorification de la grève générale prolétarienne à la glorification de Mussolini. Selon Sorel, pour réaliser la révolution prolétarienne « pure », il faut mobiliser le mythe de la grève générale et de la violence prolétarienne. Comme l’écrit Lukács dans son œuvre extrêmement importante La destruction de la raison, il s’agit d’un « véritable saut périlleux intellectuel dans l’irrationnel […] un saut irrationnel dans l’inconnu absolu, dans le néant absolu […]. Une négation abstraite de la vie bourgeoise sans aucune substance réelle… cet irrationalisme a réussi à intensifier émotionnellement le mécontentement à l’égard de la société capitaliste, en l’éloignant de toute contestation réelle de cette société. » [4] Lukács est plutôt indulgent sur ce point car il reconnaît les bonnes intentions de Sorel : « Sorel a détesté et méprisé la culture bourgeoise, mais il n’a pu se débarrasser à aucun égard particulier de son influence, qui a déterminé l’ensemble de sa pensée. »
Ainsi, la fétichisation de la violence l’a conduit à glorifier les fascistes parce que, comme il l’a dit, ils étaient au moins mobilisés pour la violence par opposition aux socialistes. Le militantisme pour le militantisme, la violence comme voie directe et irrationnelle sans but défini, est souvent combiné dans l’anarchisme insurrectionnel avec une passion pour le conflit comme rupture de la normalité, indépendamment des personnes impliquées dans l’insurrection et du contenu de ce qu’elles font. C’est un culte du militantisme pour le militantisme et de la rupture pour la rupture selon lequel le seul problème, la seule chose qui empêche la révolution est la lâcheté et le refus d’agir, ce qui rend sympathique même le plus réactionnaire des tocards mobilisés. C’était, après tout, l’argument pour participer et soutenir les mobilisations antivax des travailleurs de la santé et autres.
Un extrait de l’ouvrage Introduction à la guerre civile du groupe Tiqqun, influencé par Agamben, Heidegger et Schmitt, montre à quel genre de voies réactionnaires et proto-fascistes ces positions peuvent mener. [5] Tiqqun écrivait il y a 20 ans : « Nous sommes l’ennemi quelconque. Celui contre qui tous les dispositifs et toutes les normes impériales sont agencés. Inversement, l’homme du ressentiment, l’intellectuel, l’immunodéficient, l’humaniste, le greffé, le névrosé offrent le modèle du citoyen de l’Empire. D’eux, on est sûr qu’il n’y a rien à craindre. Du fait de leur état, ils sont arrimés à des conditions d’existence d’une artificialité telle que seul l’Empire peut les leur assurer ; et toute modification brutale de celles-ci signifierait leur mort. Ceux-là, ce sont les collaborateurs-nés. Ce n’est pas seulement le pouvoir, c’est la police qui passe à travers leur corps. La vie mutilée n’apparaît pas seulement comme une conséquence de l’avancée de l’Empire, elle en est d’abord une condition. L’équation citoyen = flic se prolonge dans l’extrême fêlure des corps. […] Nous n’avons rien à dire aux citoyens de l’Empire : il faudrait pour cela que nous ayions quelque chose en commun. Pour eux, la règle est simple : soit ils désertent, se jettent dans le devenir et nous rejoignent, soit ils restent là où ils sont et ils seront alors traités selon les principes bien connus de l’hostilité : réduction et aplatissement. » [6] Nous pensons que les lignes ci-dessus ne laissent aucun doute sur le fait que l’utilisation de Schmitt et de Heidegger comme références théoriques peut conduire à des positions qui ne sont pas éloignées de celles des fascistes.
Ce type de conception de la lutte met également en évidence un point que Lukács avait relevé avec justesse : « l’une des fonctions les plus importantes de l’irrationalisme est de fournir aux gens […] un semblant de liberté absolue, l’illusion de l’autonomie personnelle, de la supériorité morale et spirituelle. »[7] En d’autres termes, l’irrationalisme en tant que base théorique accompagne parfaitement la dégradation de l’idée de lutte collective et la montée de l’individualisme tant dans la société que dans le mouvement antagoniste ces dernières années. Comme nous l’écrivions dans La réalité du déni et le déni de la réalité il y a un an, l’avènement de la pandémie a non seulement réussi à faire remonter à la surface le repli sur des formes plus petites et les particularismes relatifs des années précédentes, mais a rendu ces phénomènes presque dominants dans une certaine partie des espaces antagonistes. La volonté et le désir d’action collective et de présence dans les mouvements sociaux ont lentement cédé la place soit à la consolidation et à la défense de l’autonomie et de l’autodétermination de l’individu séparé, soit à l’activisme isolé et à une logique de secte politique (« nous sommes les vrais révolutionnaires » et tous les autres sont des subordonnés).
Un autre élément commun à la gauche et à la droite du déni de la pandémie est l’idéologie anti-impérialiste exclusivement anti-occidentale qui défend l’État-nation contre les incursions de l’ »Ordre nouveau » et du « capital transnational mondialisé ». Caractéristique est la citation de F. Terzakis dans une lettre ouverte qu’il avait envoyée [7] où il écrit que : « l’État […] est un outil de représentation […] des besoins d’une communauté culturelle subordonnée et, en tant que tel, [est] une digue de protection possible contre la domination sans médiation du capital transnational ». Des positions similaires sont exprimées par le site web anti-vaccins et pro-russe « Iskra » et bien d’autres. On ne sait que trop bien aujourd’hui que ce type d’idéologie anti-impérialiste a historiquement fait et continue de faire partie du programme de l’extrême droite. L’idée d’une lutte entre les nations « pro-populaires » et les nations « ploutocratiques » est apparue dans les milieux proto-fascistes en Allemagne et en Italie après la Première Guerre mondiale et est devenue un élément de la rhétorique de Mussolini et de Strasser, entre autres. Dans leur soi-disant « lutte contre l’Occident décadent », ils invoquaient les représentants du courant théorique vitaliste et anti-rationaliste de la « révolution conservatrice » qui s’opposaient à l’ »impérialisme culturel » (synonyme pour eux de modernité et des Lumières).
Tolérance répressive
Après avoir tenté d’identifier l’arrière-plan théorique commun aux tendances de gauche et de droite du déni de la pandémie, nous estimons nécessaire d’examiner pourquoi ce type d’idées et de positions ne peut et ne doit pas être toléré au sein du mouvement antagoniste au capital et à l’État. Les accusations de censure, lancées par les compagnons de route de l’extrême droite au sein des mouvements réactionnaires du négationnisme, ne sont que la reproduction de l’idéologie dominante de la tolérance abstraite ou pure envers « l’autre point de vue ». [8] Cependant, ce type de tolérance généralisée et sans limites va finalement à l’encontre de la vérité et de l’émancipation. C’est ce que Marcuse appelait la tolérance répressive. Il écrit :
« La distinction entre la vraie et la fausse tolérance, entre le progrès et la régression peut être faite rationnellement et sur une base empirique. Les possibilités réelles de la liberté humaine dépendent du stade de civilisation atteint. Ils sont déterminés par les ressources matérielles et intellectuelles disponibles à l’étape en question, et sont mesurables et calculables dans une large mesure. Tout aussi mesurables et calculables sont, au stade de la société industrielle avancée, les manières les plus rationnelles d’utiliser ces ressources et de distribuer le produit social en donnant la priorité à la satisfaction des besoins vitaux […] Il est donc également possible d’identifier les politiques, les opinions, les mouvements qui favorisent cette perspective et ceux qui font le contraire. La lutte contre les tendances réactionnaires est une condition préalable au renforcement des tendances progressistes.
Il faut d’abord créer les conditions dans lesquelles la tolérance peut redevenir une force libératrice et humanisante. Lorsque la tolérance sert principalement à protéger et à maintenir une société oppressive, lorsqu’elle sert à neutraliser la résistance et rend les gens indifférents à d’autres formes de vie meilleures, alors la tolérance est dénaturée. Et lorsque cette distorsion commence dans l’esprit de l’individu, dans sa conscience, dans ses besoins, lorsque des intérêts hétéronomes le subjuguent avant qu’il puisse constater sa soumission, alors les efforts contre sa déshumanisation doivent commencer au point d’entrée, là où la fausse conscience prend forme (ou mieux : où elle est systématiquement formée) – ils doivent commencer par arrêter les mots et les images qui alimentent cette conscience. » [9]
En ce sens, nous ne devons absolument pas tolérer les paroles et les actes qui perpétuent le statu quo, qui empêchent les gens de se libérer de la maladie et du besoin, et donc de développer leur potentiel de vie active et créative. Nous ne devons faire preuve d’aucune tolérance à l’égard de ceux qui soutiennent, matériellement et moralement, des fronts rouge-brun en donnant une couverture et un espace politiques à l’extrême-droite et aux compagnons de l’extrême-droite. Nous ne devons faire preuve d’aucune tolérance à l’égard du mouvement réactionnaire de déni de la pandémie et de tout autre mouvement réactionnaire qu’il féconde.
Le 28 janvier 2023, un mois après la parution en Allemagne du Manifeste Conspirationniste chez la maison d’édition d’extrême-droite Sodenkamp & Lenz, l’influent Think tank néofasciste Institut für Staatspolitik consacre une table ronde à l’ouvrage en présence d’un des éditeurs, Anselm Lenz, et d’un des directeurs de l’Institut, Götz Kubitschek, éditeur en Allemagne des français Richard Millet, Renaud Camus et Laurent Obertone.
Notes
[1] Cité dans Thomas Rockmore, On Heidegger’s Nazism and Philosophy, University of California Press, 1994, pp. 93-94.
[2] Ellen Meiksins Wood et John Foster, In Defense of History : Marxism and the post-modern agenda, MR Press, 1997.
[3] Ibid.
[4] G. Lukacs, La destruction de la raison, Verso, 2021. La nouvelle édition anglaise s’est accompagnée d’une large réévaluation et d’une reconnaissance de la richesse de la critique de ce livre sur les diverses idéologies irrationnelles du siècle dernier – malgré les dissonances staliniennes.
[5] Comme on le soupçonnait, le célèbre ancien membre de Tiqqun, Julien Coupat, est l’auteur anonyme du livre Manifeste Conspirationniste récemment publié. Dans ce livre, il défend ouvertement la théorie du complot et le déni de la pandémie et s’attaque au concept même de société et à la question sociale, qui serait « une manœuvre » en faveur de la cosmocratie (p. 348 dans l’édition grecque). Comme il l’indique, « [la question sociale] sert à envelopper l’expropriation des êtres de leur monde, à autoriser le viol de leur inscription dans les lieux qui leur sont familiers. », faisant directement référence au concept d’ »arrachement de tous les êtres à leur être » des Cahiers noirs antisémites de Heidegger, qui, selon le philosophe nazi, est « l’œuvre historique mondiale du judaïsme ».
[6] Tiqqun, Introduction à la guerre civile, Free Press, 2011.
[7] Voir. Hedgehog vol. 2.
[8] Dans « La réalité du déni… », nous écrivions ce qui suit à propos de la prétendue exclusion officielle des médias des négateurs de la pandémie : « Il existe, bien sûr, des médias dont le but est simplement de diffuser la propagande gouvernementale (non pas que tous les médias soient allergiques à donner la parole à un groupe de négateurs), mais la complainte d’être exclus des médias officiels est, à vrai dire, une attitude très étrange pour des participants au mouvement antagoniste. La presse et les médias, en tant qu’institutions, ne sont ni des organes d’information publique, ni de simples mécanismes de propagande pure. Leur rôle en tant qu’institutions est avant tout de produire du consensus. Dans les conditions actuelles de démocratie spectaculaire bien établie, où les idéologies du « débat public » et du libre échange d’idées abondent, la promotion d’opinions « oppositionnelles » fait partie intégrante de la production du consensus. »
[9] Marcuse, « Repressive tolerance », Deucalion vol. 1, no. 4, 1970, (traduction modifiée).
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