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Qui a peur de la critique anti-industrielle ?
envoyé le 21/01/24 par Collectif Ruptures Mots-clés  luttes sociales  

« Quand on vous parle idées, vous répondez personnes. Vous direz à mes camarades (…) que je suis une contre-révolutionnaire. S’ils vous croient, je les plains… »
Louise Bodin, militante communiste oppositionnelle, lettre au Comité central du PCF, 20 novembre 19271

Dans les années 1960, certains avaient théorisé une critique de la « société de consommation » naissante. C’était l’époque où l’industrie culturelle avait décidé d’investir notre « temps libre », nos « loisirs ». De simples producteurs exploités, nous devenions également consommateurs aliénés. Dans nos années 2020, l’omniprésence du numérique renouvelle cette industrie culturelle et sa pénétration dans les moindres aspects de nos vies. Nous consultons nos smartphones plusieurs centaines de fois par jour, gavons de données les Gafam et nous abrutissons devant un flux continu d’images… Sans parler des possibilités de contrôle permises par ces technologies.

Pour combattre cette « société du Spectacle »2 2.0, notre collectif trouve l’un de ses appui dans les thèses dites « anti-industrielles ». Or, il se trouve que le courant anti-industriel est actuellement sous le feu nourri des critiques. Selon certains écrits, les anti-industriels – nous y compris, sans doute – seraient « réactionnaires », « proto-fascistes », « covido-négationnistes » et « complaisants avec l’extrême droite » et il s’agirait d’« élever des digues » antifascistes, c’est à dire de rendre les anti-industriels indésirables dans les luttes sociales3. Allons bon ! Qui a peur de la critique anti-industrielle ?

Esprit critique vs excommunication

Parlons de nous. Notre collectif4 s’est formé en 2021, à l’occasion de la contestation du pass sanitaire. À la base, deux sentiments : d’une part, un rejet spontané de cette mesure qui nous apparaissait à tous comme liberticide, discriminatoire et autoritaire ; d’autre part, une envie très importante d’échanger, de mettre en discussion et en partage nos analyses. Ces deux sentiments pourraient sembler contradictoires. L’un est de l’ordre de la certitude, de l’affirmation. L’autre relève de l’interrogation, de l’incertitude. En réalité, les deux sont complémentaires : c’est parce que nous avions une colère en commun que nous avons pu construire un espace de réflexion qui laisse place aux désaccords et à l’expression individuelle. C’est parce que nous avions construit un espace de discussion que nous avons imaginé publier un petit journal qui se fasse l’écho de nos réflexions : nous avons confronté nos idées et, à partir de ce qui nous semblait faire commun, nous avons manifesté, proposé des débats et rédigé des textes.

Ces textes, nous les avons distribué dans les manifestations anti-pass et dans les lieux affiliés au mouvement anti-capitaliste. Nous tenions à faire entendre notre position. En effet, la tonalité dominante du mouvement anti-pass/anti-vax, où circulaient nombre de discours complotistes, nous semblait bien trop confuse (même si certains groupes essayaient d’impulser une dynamique de revendications sociales). En miroir, l’absence presque totale des forces de gauche, des militants habitués à défendre les notions d’égalité et de justice sociale nous posait également problème. Sur ce point, et c’est ce qui a motivé le choix du nom de notre collectif, nous nous trouvions en rupture avec la majeure partie de nos camarades, qui avaient choisi de déserter, quand ce n’est pas de dénigrer ce mouvement, accusé (parfois à juste titre) de relayer des positions libertariennes. Nous avons préféré y voir un mouvement de contestation d’une mesure liberticide, un mouvement qui s’opposait à l’accélération du contrôle technologique des populations. La pandémie, bien réelle, a été l’occasion de la mise en place de moyens de contrôle technologiques et politiques inédits qui préfigurent selon nous la gestion autoritaire à venir. Il nous a paru comme une évidence de participer à ce mouvement, mais en y défendant, à la mesure de nos forces, les positions anti-autoritaires et égalitaires qui sont les nôtres.

Précisions que si nous voulions faire entendre notre position, il ne s’agissait pas d’éduquer des masses prétendument ignorantes, de faire la morale, pas plus que de mettre en valeur notre identité politique, mais de partager une position politique, en espérant qu’elle fasse écho, qu’elle rencontre les préoccupations d’autres manifestants. Face à la présence de discours complotistes et d’extrême-droite, nous ne voulions pas « tracer des lignes » ou « élever des digues », mais aller à la rencontre. En effet, un parti pris nous guide : ne pas prendre les gens pour des imbéciles. Les idées que nous défendons ne sont pas une morale à laquelle il faudrait adhérer, comme dans un acte de foi. Nous demandons aux lecteurs et lectrices de les considérer, d’y réfléchir, d’exercer leur esprit critique et de prendre dans nos textes ce qui les y intéresse. Nous faisons le pari qu’en cette époque de déferlement technologique et de raidissement autoritaire du pouvoir, les idées libertaires et technocritiques peuvent rencontrer des préoccupations populaires et faire écho.

Les raisons de la dialectique

Évidemment, lorsque nous prenons position, c’est aussi au nom d’impératifs moraux, d’une certaine idée de ce qui est « bien » ou « mal ». Nous avons tous et toutes une éthique, un système de valeurs. C’est bien celles-ci qui nous permettent de juger de la justice ou de l’injustice de telle ou telle mesure, qui provoquent en nous colère ou apaisement (colère, le plus souvent). L’éthique est la base du jugement personnel, c’est l’une des bases de l’engagement.

C’est pourquoi les mouvements politiques qui renoncent à l’éthique pour lui préférer uniquement la stratégie et la pseudo « efficacité » se condamnent à se transformer en froides machines bureaucratiques à broyer les individus5. Une erreur commise par nombre de mouvements communistes se réclamant de Lénine et qui fit au fil du XXème siècle de nombreuses victimes parmi les révolutionnaires sincères (dont Louise Bodin, citée au début de ce texte) subissant la « stalinisation » des partis communistes et confrontés dans ce cadre à quantité de calomnies, d’insultes et de procès en exclusion6.

Mais l’inverse ne vaut pas mieux. Quand un mouvement repose tout entier sur de pseudos « dispositions éthiques » mal définies, sans prendre en compte le paysage politique réel, cela donne une politique des bons sentiments qui peut tout aussi bien fabriquer une machine à broyer les individus. Il est de notoriété publique que des fractions conséquentes du mouvement libertaire se complaisent dans cet état d’esprit, en appelant à des prises de position morales… et à l’exclusion, qui en est le corollaire. Trier le Pur de l’Impur, mettre à l’index les textes problématiques, classer les choses (et les personnes !) entre Bons et Mauvais. En appeler à la Rédemption individuelle pour atteindre le Salut Collectif. Une partie du mouvement radical semble s’être donné pour objectif de réformer les individus. Nous constatons en effet, à regret, que certains croient faire de la politique quand ils ne font que de l’éthique et qu’au sein des milieux radicaux français, l’idée de « l’impureté » est de plus en plus prégnante. C’est ce qui est en jeu avec le dernier texte en date de critique du courant anti-industriel7.

Dans un mouvement libertaire et gauchiste aux frontières floues, cette course à la pureté peut venir nourrir une version « libérale » de la stalinisation, dans laquelle il n’est nul besoin de Comité central pour prononcer des exclusions (puisqu’il n’y a pas de carte d’adhésion, mais des liens interpersonnels et un « réseau » décentralisé de groupes affinitaires). Les réseaux sociaux ont remplacé la Pravda : une brochure ou un podcast peuvent suffire à faire autorité et à épurer le mouvement « parce que, tu vois, ce gars il est vachement problématique, ouais, je l’ai lu dans une brochure je crois ».

Au contraire, l’exercice auquel nous tâchons de nous livrer est d’articuler des conceptions éthiques qui sont personnelles à chacun des membres de notre groupe, avec une intervention politique dans une époque complexe. Cela appelle une réflexion constante sur l’articulation entre éthique et politique. On ne peut pas voir le monde en noir et blanc. Notre radicalité politique a besoin d’une vision en nuances, et d’une réflexion dialectique permettant de cerner au mieux notre époque contradictoire. Chaque membre du collectif n’est pas tenu d’être d’accord avec tout ce qui est marqué dans nos lectures, ou avec l’intégralité de ce que déclare publiquement une personne ou un groupe que nous invitons ou que nous interviewons. Et heureusement.


À bas l’aliénation !

C’est dans ce contexte que nous nous inspirons de la critique anti-industrielle, portée par le courant du même nom. Les idées anti-industrielles ? Un ensemble de textes et d’analyses qui mettent l’accent sur une critique de l’aliénation dans les sociétés capitalistes avancées, dans la continuité des idées de l’Internationale situationniste8 et, dans une moindre mesure, de l’Ecole de Francfort9. Le courant anti-industriel s’est formé dans les années 1980 et 1990 autour de la revue et maison d’édition l’Encyclopédie des Nuisances. Le nom a été proposé au début des années 2000 lors du mouvement contre les OGM par la revue In extremis. Depuis, ses travaux sont prolongés par des maisons d’édition comme L’Echappée, La Roue, La Lenteur ou Le monde à l’envers, par le réseau Ecran Total ou le groupe Pièces et main d’oeuvre. Une bonne partie de l’activité de ce courant étant tournée vers l’extérieur, ses idées irriguent d’autres milieux et sont réappropriées par de multiples personnes.

Au centre des réflexions de ce courant, il y a l’idée que ce qu’on appelle « le Progrès » est avant tout un progrès de l’aliénation. Que la société capitaliste, bien qu’elle se réclame sans cesse de la Science et de la Raison, est avant tout déraisonnable, car sa Raison triomphante est en fait une raison calculatoire abstraite qui n’a que faire des individus, des collectivités, des écosystèmes et des espèces, et qui privilégie l’accroissement du profit et la centralisation du pouvoir. Une fuite en avant qui, si elle nous promet une catastrophe finale, produit d’ores et déjà des effets politiques, géopolitiques, sociologiques et psychologiques, et – paradoxalement – une adhésion massive des habitants des pays développés et en voie de développement, aux idéaux et aux pratiques promus par le système. Cette adhésion peut être intellectuelle, voire même parfois quasi-religieuse, mais (heureusement) c’est rare. Plus souvent, nous nous contentons d’adhérer en pratique au mode de vie capitaliste. Et comment faire autrement, d’ailleurs ? Il n’y a pas d’en dehors. Nous vivons dans ce monde, et quels que soient nos efforts individuels pour réduire l’écart entre ce que nous voudrions vivre et ce que nous vivons réellement, nous évoluons dans une société où les rapports sociaux par défaut reposent sur le profit, le contrôle, la compétition et la domination, où la nourriture se trouve dans des supermarchés qui enrichissent les actionnaires, où l’information se trouve dans des journaux ou des sites possédés par des groupes capitalistes, où nous déposons nos économies sur des comptes en banque qui font prospérer le pouvoir financier, où nous écrivons nos textes, y compris celui-ci sur un PC HP… Rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure10 ! Au quotidien, nous enrichissons ceux qui nous exploitent, nous achetons ce qui nous possède, nous consommons ce qui nous consume.

Cette dissonance, c’est l’aliénation, le fait de « devenir étranger à soi-même ». Dans les textes de Karl Marx, l’aliénation est un processus par lequel un sujet (un individu) est dessaisi de ce qui fait de lui un être humain, pour le transformer en un autre, voire en quelque chose d’hostile à lui-même11. C’est ce qui nous arrive presque à chaque instant dans ce monde, où les intérêts économiques sont en contradiction flagrante avec les intérêts de l’humanité. Sans doute tous les systèmes sociaux produisent-ils de l’aliénation, mais le capitalisme repose entièrement sur elle, il la généralise. Qui plus est, les stratèges de la communication nous disent : « achète des Nike, ça te permettra de devenir toi-même ». On veut nous faire désirer individuellement ce que nous subissons socialement12 . L’aliénation est donc une adhésion, mais une adhésion contrainte, dans laquelle l’individu « devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré (…). Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. »13

Dans notre société, deux éléments majeurs concourent à maintenir l’aliénation : d’une part la hausse du niveau de vie, celle qui nous amène à « courir vite » : un nouveau smartphone tous les deux ans et un niveau de consommation confortable en occident, quoique in fine incompatible avec les ressources naturelles ; d’autre part l’idéologie, qui permet de recouvrir d’un voile pudique et bien pratique la triste réalité produite par l’exploitation généralisée, de ne pas penser aux conséquences finales de nos actes… et de ne pas péter les plombs à chaque instant face à la réalité capitaliste !

Pour la critique sociale

La critique anti-industrielle est donc avant tout une critique sociale, une critique de la société actuelle, de ses rapports de pouvoir et se ses contradictions ; et si elle est critique de la technologie, ce n’est que par contrecoup, ayant identifié la technologie comme l’un des agents majeurs de l’avancée du système capitaliste. Pour notre part, si nous nous intéressons à la technologie, ce n’est pas parce que nous serions techno-obsessionnels mais parce qu’elle est centrale dans la société. En fait, le courant anti-industriel est une mise à jour de l’anticapitalisme.

La critique anti-industrielle est une critique sociale, ce qui veut dire qu’elle se bat contre les rapports sociaux dans lesquels nous sommes pris, au nom d’une autre conception de la société. Clairement inscrite dans la continuité (critique) de la révolte de Mai 6814, cette critique sociale combat la soumission des individus à une machinerie sociale qui privilégie le profit à tout prix et dans laquelle « la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui »15. Dans l’héritage des penseurs socialistes du mouvement ouvrier, elle cherche à ouvrir les voies d’un futur dans lequel les individus et les collectivités ne seraient pas soumis à la loi d’airain de l’extraction de plus-value, au travail salarié, à l’exploitation généralisée et à la domination sociale qui en découle.

Cette domination ne fait que s’accroître alors que se rapprochent les limites planétaires. En outre, à l’époque des biotechnologies, de l’intelligence artificielle, de l’internet des objets, de la géo-ingénierie, des vaccins à ARN, de l’artificialisation de la reproduction, de l’ectogénèse, de l’utilisation toujours plus poussée de l’informatique et des drones dans les processus productifs/logistiques, une critique sociale qui désirerait comprendre et combattre cette domination doit nécessairement prendre en compte la question technologique. La « machinerie » dont parlait Marx est utilisée pour augmenter les cadences des travailleurs et pour réduire leur autonomie, ainsi que pour marchandiser des secteurs (géographiques et sociaux) qui échappaient jusque là à l’emprise capitaliste. À l’échelle individuelle, elles nous font adhérer à un rapport au monde instrumental, calculatoire et calculé, constitué d’informations et d’objets plutôt que de sujets. Ainsi, à la faveur du numérique, le rapport capitaliste passe un cap dans l’envahissement de toutes les sphères de la vie. C’est ce qui fait l’intérêt de la critique situationniste de la vie quotidienne16 ou de la critique anti-capitaliste des mœurs développée par les féministes matérialistes (sur le travail domestique, les inégalités au sein de la famille ou la représentation des femmes comme objets par exemple). Elles permettent de mettre des mots sur le sentiment que la vie que nous menons nous échappe, et à chercher des pistes d’une reprise en main sociale.

Tout dans la critique anti-industrielle indique qu’elle s’inscrit dans la filiation des révolutionnaires matérialistes qui luttent contre l’exploitation, l’aliénation et la domination sociale. La rupture principale avec la tradition ouvrière introduite par les anti-industriels, c’est la reconnaissance que le développement capitaliste a pris une telle ampleur qu’on ne pourra pas se contenter de reprendre tel quel l’outil de production. Qu’un bilan critique, un inventaire, est nécessaire. Qu’une partie de nos « acquis » devra être remis en cause si nous sortons du capitalisme (fini, les smartphones tous les deux ans ! Fini, les smartphones tout court !). En outre, sa critique de l’aliénation a pu parfois déboucher sur un mépris (que nous ne partageons pas, puisque nous refusons de prendre les gens pour des imbéciles) des personnes subissant l’aliénation17.

Reprendre le fil d’une lutte contre l’exploitation et la domination qui ne succomberait pas à la fascination pour le progrès technologique (comme l’ont été et le sont encore la majeure partie de la gauche et de l’extrême-gauche18) est une nécessité. Car d’autres « offres politiques » prétendent répondre aux défis de l’époque, mais bien loin de se réclamer de l’émancipation elles se revendiquent d’une gestion autoritaire des crises. Ainsi de l’ascension des partis nationaux-populistes héritiers du fascisme. Mais ceux-ci ne font qu’assumer idéologiquement le penchant autoritaire que les partis dits démocratiques mettent en place. Ce sont bien les partis libéraux et sociaux-démocrates qui soutiennent le développement de l’IA ou les prédictions algorithmiques, qui mettent en place le pass sanitaire, la vidéosurveillance intelligente et l’internet des objets… mais aussi plus brutalement les lois anti-migratoires19 ou l’augmentation des pouvoirs de police20. Marine Le Pen a raison quand elle dit que la loi Darmanin est une « victoire idéologique » pour elle.

Alors que la dictature chinoise sous économie de marché préfigure de plus en plus, pour les libéraux comme pour les populistes, la « solution » autoritaire aux défis de notre temps21, le courant anti-industriel nous semble, avec l’anarchisme par exemple, l’un des courants de réflexion politique les plus en prise avec notre temps, pour tâcher de l’appréhender et de s’y opposer.

Comment je me suis disputé

Mais alors, comment comprendre le tir de barrage nourri auquel est confrontée ces derniers mois la critique anti-industrielle au sein des milieux gauchistes et libertaires ? Comment comprendre les accusations selon lesquelles ses principaux animateurs en France seraient « réactionnaires », « homophobes », « covido-négationnistes », « complaisants avec l’extrême-droite », etc ? Comment comprendre que, alors que le gouvernement vient de faire passer la loi la plus restrictive concernant l’entrée et le séjour des étrangers en France depuis 50 ans22, alors que l’Assemblée nationale compte 88 députés RN, alors que les audiences de CNews sont au plus haut23… certains gauchistes estiment que le danger de fascisation de la société française provient du courant anti-industriel, de ses liens supposés avec l’extrême-droite et des thématiques « glissantes » qu’il partagerait avec les pires ennemis de l’émancipation ?

En effet, ces accusations pourraient tomber d’elles-mêmes si l’on regardait les luttes concrètes auxquelles ces personnes participent, les lieux autogérés qu’elles animent au quotidien, aussi bien que l’héritage politique dont elles se revendiquent.

Alors, réacs, les « anti-industriels » ? Au sein d’un courant ouvert à un grand nombre de personnes, l’adhésion à une supposée « pureté doctrinale » n’est pas réclamée : n’importe qui est le bienvenu. Alors, oui, dans ces réseaux, on a parfois pu entendre une idéalisation des sociétés passées ou bien des discours de défense de la société actuelle qui « vaudrait mieux » que toutes les évolutions dystopiques en cours, des discours qui font totalement l’impasse sur les inégalités sociales et in fine l’impasse sur les raisons mêmes qui motivaient originellement le mouvement. Ces positions nous semblent être une dérive – réelle mais minoritaire – issue d’une résignation face aux défaites du mouvement révolutionnaire. D’autres personnes, inspirées de Theodore Kaczynski, peuvent elles affirmer que leur seul et unique objectif est de démanteler le système industriel… passant ainsi sous silence la question des inégalités sociales, des oppressions ou de la forme de l’organisation24. Faut-il préciser que ces positions nous semblent totalement contradictoires avec les valeurs qui nous intéressent dans la critique anti-industrielle ? Pour notre part, nous cherchons à cheminer entre deux écueils : d’une part le mépris arrogant et surplombant, d’autre part la focalisation sur la technologie au détriment des aspects sociaux.

Fondamentalement, il nous semble absurde de qualifier de « réactionnaires » les héritiers d’un courant de pensée révolutionnaire. Pour rappel, le mot « réactionnaire » désigne les contre-révolutionnaires (inspirés par les pensées de Joseph de Maistre ou Louis de Bonald) qui ont pour objectif d’établir une société hiérarchisée, verticale, immuable, qui naturalise les inégalités sociales. Le but des anti-industriels est opposé : construire les conditions d’une mise en commun des richesses et du pouvoir où les individus puissent s’épanouir, sans tomber dans les errances progressistes qui conçoivent l’émancipation comme coupure radicale avec la société ou avec la nature. Les anti-industriels rappellent à leurs camarades de gauche héritiers du socialisme que les revendications égalitaires que nous avons en commun doivent s’articuler avec une critique du pouvoir libéral technologique. À l’heure des dominations impersonnelles (grandes entreprises, Gafam, etc), un anticapitalisme qui refuserait de placer la question technologique au centre de ses réflexions aurait de bonnes chances de devenir l’allié de la modernisation capitaliste. Ce débat entre socialistes « progressistes » et socialistes critiques de la modernisation capitaliste qui va bon train ces dernières années est loin d’être clôt25.

Mais les accusations de ces derniers mois ne sont pas le reflets des désaccords réels. C’est plutôt que les réseaux sociaux sont passés par là, avec leurs « bulles de socialisation » et autres « points Godwin » qui font qu’on se demande ce que ces réseaux ont de « sociaux ». Couplés avec la proverbiale habitude de l’extrême-gauche et de l’ultra-gauche à faire scission au moindre désaccord idéologique, cela produit ce genre de texte pénible26 qui cumule, dans la grande tradition conspirationniste, faits réels, mauvaise foi, informations biaisées, citations tronquées, mensonges par omission, quand ce n’est pas mensonge tout court. Un texte anonyme construit au prix de contorsions et de lectures hâtives, qui ne sera sans doute jamais l’objet de débats « en présentiel » organisés par ses auteurs, mais qui servira pendant une bonne quinzaine d’années d’appui à une campagne de calomnies et de perturbation d’évènements militants, le tout sous le drapeau de l’« antifascisme » (qui n’avait pas mérité cela).

Qu’il faille éviter tout lien avec certains intellectuels organiques de l’extrême droite (comme Olivier Rey, mais cela vaut aussi pour tous les autres, y compris non cités dans le texte et que nous nous garderons de citer ici), nous l’approuvons. Mais qu’il faille se méfier des idées comme de virus, qu’il faille se garder « purs », par exemple en refusant de citer certaines sources qui auraient eu le malheur elles-mêmes de citer une source qui elle-même aurait un jour tenu un propos déplacé, cela nous nous y refusons. L’esprit critique mérite mieux que ça !

Assumons les vrais conflits plutôt que de porter de fausses accusations. Le fait est que le courant anti-industriel place au centre de ses critiques les institutions qui détiennent le pouvoir : grandes entreprises, conglomérats publics, dirigeants, machinerie technologique, services de l’État, partis politiques. Qu’il n’accorde guère d’importance aux « micro-pouvoirs », ce concept qui considère chacun comme un simple avatar des « systèmes de domination », un porteur de « privilèges ». Il y a là semble-t-il un désaccord sur la notion de « pouvoir » : celui-ci est-il un flux qui circule, présent dans toute relation sociale ? Ou plutôt un capital détenu par des institutions qui s’impose à une masse de sans-pouvoirs ? Sensibles, à juste titre, aux relations inégalitaires qui se créent dans les groupes militants (et dans tous les groupes sociaux) les militants libertaires et gauchistes du XXIème siècle sont nombreux à se focaliser sur la première conception. Parfois jusqu’à en négliger la seconde et à miner les capacités d’action contre ceux qui détiennent les vrais pouvoirs… Cette lecture des oppressions qui met l’accent sur les « individus porteurs » encourage les attaques personnelles. Évidemment, nous ne disons pas ici qu’il faut tolérer toute situation de pouvoir injustifiée. Plutôt qu’il faut arrêter de voir du pouvoir partout, au risque de multiplier les polémiques infinies où chacun cherche à jouer le rôle du dominé.

Alors, qui a peur de la critique anti-industrielle ? Sans doute ceux qui n’ont pas envie d’attaquer les racines du capitalisme et de construire des luttes rassembleuses, sur des thématiques et des modes d’organisation populaires. Les mêmes qui privilégient un repli des luttes sur des communautés fantasmées qui sont en fait des impasses, au détriment de l’avancement vers l’égalité sociale.


Nous n’élèverons pas de digues

Certains affirment que l’extrême-droite (on dit « le fascisme ») est l’ennemi prioritaire. Ils ne disent pas grand-chose sur l’idéologie libérale qui gangrène notre époque, pas plus que sur les dispositifs de contrôle technologiques, sur l’infrastructure productiviste et plus largement sur la mise en place d’une société de masse qui traite les individus comme des variables d’ajustement. Par ailleurs, cette tendance à voir des « fascistes » partout27 nourrit un climat de défiance généralisée au sein des mouvement radicaux, où l’on surveille toujours du coin de l’oeil son camarade, susceptible de devenir fasciste en un clin d’oeil si l’on relâche notre bienveillante attention.

En miroir, d’autres minorent le rôle des partis de droite et d’extrême-droite, qu’ils pensent n’être que « résiduels », car le vrai fascisme de notre temps, ce serait les outils de contrôle numérique mis en place par les sociaux-démocrates et les libéraux drapés dans l’idéologie du Progrès. L’ennemi prioritaire ne seraient donc pas les fascistes en chemises brunes, mais plutôt les transhumanistes en blouses blanches28.

A Ruptures, nous refusons de choisir. Nous pensons que l’infrastructure technologique est la matrice de l’autoritarisme. Une société de masse, une société industrielle, est condamnée à tôt ou tard assumer politiquement ses infrastructures autoritaires29. Nous combattons l’autoritarisme d’où qu’il vienne, de la gauche libérale, de la gauche sociale ou de l’extrême-droite nationaliste et populiste. Nous nous battons au nom d’idéaux et de valeurs incompatibles avec l’une comme avec l’autre. Nous refusons de frayer avec l’extrême droite en tant qu’organisation et avec ses agents politiques, intellectuels et militants. Par contre nous discutons de façon constructive avec les personnes, même si elles employent des lieux communs racistes, sexistes, homophobes, complotistes… Car nous faisons la promotion de l’esprit critique, du dialogue, et des « portes d’entrée » conviviales où l’on peut débattre de nos positions et de nos désaccords en toute quiétude.

Nous n’élèverons pas de digues : nous construirons des luttes qui vont de l’avant. Et pour cela, nous savons que la critique anti-industrielle est d’un précieux apport.

Ruptures, le 5 janvier 2024

contact-ruptures@riseup.net
https://collectifruptures.wordpress.com

https://collectifruptures.files.wordpress.com/2024/01/brochure_qui_a_peur.pdf

Notes

1Citée par Roger Faligot et Rémi Kauffer, L’Hermine rouge de Shangaï, Les portes du large, 2005.

2Titre d’un livre de Guy Debord, 1967.

3En particulier « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » (décembre 2023), le podcast « Bilan critique du courant anti-industriel » (novembre 2022), et « Écologie transphobe et proto-fascisme » (mars 2023).

4https://collectifruptures.wordpress.com

5À ce sujet, lire Dwight McDonald, Le socialisme sans le progrès [1947], La lenteur, 2012.

6Nombre de livres de communistes oppositionnels reviennent sur ce processus. Voir par exemple Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, [1936], Champ libre ; Boris Souvarine, Staline, aperçu historique du bolchevisme, [1935], Champ Libre ; Jan Valtin, Sans patrie ni frontière, Babel/Actes Sud, 1997…

7« Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel ».

8Pour une introduction, lire Patrick Marcollini, Le mouvement situationniste, L’Echappée, 2012.

9Pour une introduction, lire Jean-Marc Durand-Gasselin, L’Ecole de Francfort, Gallimard/Tel, 2012.

10Virginie Despentes, Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure, en ligne.

11Dixit Wikipédia.

12Nous évoquons cette question dans « La société du chocolat » (décembre 2023).

13Guy Debord, Commentaires sur la société du Spectacle, 1988.

14Lire par exemple « Histoire de dix ans », Encyclopédie des Nuisances n°2, 1984 ; Jaime Semprun et René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des Nuisances, 2009. Et pour l’approche critique : Jean-Marc Mandosio, Dans le chaudron du négatif, Encyclopédie des Nuisances, 2003.

15Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967.

16Voir également les analyses d’Henri Lefebvre.

17Lire à ce sujet les critiques de Max Vincent, par exemple « Du temps que les situationnistes avaient raison » (2007), « Cours plus vite, Orphée, Michéa est derrière toi » (2011) ou « De certains usages du catastrophisme » (2012) sur https://lherbeentrelespaves.fr

18Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La découverte, 2019.

19Lire notre brochure Lois répressives et autres bagatelles anti-migratoires (1972-2023)

20Lire notre brochure Lois répressives et autres bagatelles (1974-2022).

21Voir nos analyses : « La démocratie sans laissez-passer » (novembre 2021), « Non-vaccinés : la fabrique d’un nouveau bouc émissaire » (janvier 2022), « Réflexions sur l’autoritarisme et l’extrême-droite » (février 2022) et l’éditorial de La nouvelle vague n°6 (juin 2022). A ce sujet, ne pas rater le rapport sénatorial « Crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés » (juin 2021).

22Lire notre brochure Lois répressives et autres bagatelles anti-migratoires (1972-2023) sur https://collectifruptures.wordpress.com

23La meilleure audience mensuelle depuis la création de la chaîne a été atteinte en novembre 2023.

24Pour cette position, lire Theodore Kaczynski, La nef des fous, en ligne.

25Voir par exemple Nicolas Bonanni, Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires, Le monde à l’envers, 2022.

26« Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel ».

27Cette position semble celle des auteur-trices de la brochure « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » et nous semble très présente à l’extrême-gauche.

28Une lecture qui peut être inspirée par certains écrits de Pier Paolo Pasolini, et renouvelée par les analyses de Jean-Claude Michéa (voir Les mystères de la gauche, Climats) et tenue notamment dans différents textes de Pièces et main d’oeuvre, par exemple https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Bas_les_pattes.pdf.

29Comme l’expliquait Engels dans De l’autorité en 1872 quoique pour en tirer des conclusions politiques opposées aux nôtres !


envoyé le 21 janvier 2024  par Collectif Ruptures  Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article
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