Critique de l’alternumérisme
Pourquoi nous ne vous proposerons pas d’« écogestes numériques »
ni de solutions pour penser une « démocratie numérique »
Depuis plusieurs décennies, on s’est bien habitué aux discours des promoteurs du nouveau monde numérique. Monde de l’économie innovante, du fonctionnement « en réseau », où l’information et la communication seraient facilités, voguant tels des flux, ceux de la dématérialisation - au point de fantasmer la disparition de la matière. Monde dans lequel la multiplication des dispositifs et outils informatiques amèneraient à une sorte d’autorégulation, d’auto-contrôle de la société désormais laissée en pilotage automatique, en vue d’une vie plus harmonieuse et libre sur terre, soulagée de ses lourdeurs et débarrassé de ses aspérités. Mais le numérique semble échouer à remplir ces admirables missions. Sa face cachée, bien que toujours trop opaque, semble être de plus en plus mise en lumière. Il est admis que les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ne sont pas neutres, qu’ils traitent l’information en fonction de certains critères, autrement dit il y a toujours une intention derrière les algorithmes - politique ou commerciale (1). On reconnaît aussi que les télécommunications n’ont pas, comme on le croyait naïvement, diminué le nombre de déplacements, mais ont au contraire engendré à la fois plus de communication et plus de déplacements (2). Il est aussi largement affirmé que l’informatique n’a pas fait disparaître le papier, qu’au contraire elle génère un besoin croissant d’impression, et donc de papier (3), de même qu’elle n’a pas permis d’économiser d’énergie, mais en demande à l’inverse toujours plus (4). Les scandales s’enchaînent et nous passons d’une désillusion à une autre. La toile s’assombrit de magouilles politico-économiques, voire des plus noires virtualités de l’être humain (le fameux « dark web »), en passant par la manipulation psychologique et cognitive pour forcer l’addiction aux réseaux sociaux, l’évasion fiscale systématique de ces mêmes géants du Web, le gaspillage de terres rares et les conflits armés liés à leur exploitation, le vol journalier de données de millions d’utilisateurs, les fake news, les cimetières du numérique, le revenge porn, les travailleurs du clic, la fracture numérique… Difficile de ne pas se rendre compte, ne serait-ce qu’au minimum, des nombreux problèmes et absurdités induits par la « révolution numérique » tant elle est devenue notre « paysage », notre quotidien.
Heureusement, « le numérique promet de s’humaniser en 2019 ». (5)
Selon la plupart des personnes que nous rencontrons, tous ces exemples seraient seulement l’expression de « déviances ». Parce que le numérique ne serait pas forcément dans les mains des « bonnes » personnes, parce qu’on en aurait un « mauvais » usage. Il serait alors possible heureusement d’en avoir une pratique « responsable », en privilégiant certains équipements plutôt que d’autres ; on pourrait même avoir un impact positif « en utilisant les bons outils ou en limitant l’usage de certains » ! Il existerait des alternatives plus écologiques, dirigées vers le bien de la planète, mais aussi le respect des personnes et de leurs informations privées. Et qui aideraient même à améliorer nos conditions de vie ! Ce serait à nous d’utiliser les « bonnes alternatives » pour être « acteur » du monde de demain - qui sera forcément numérique, puisque c’est la marche du progrès, et qu’on n’arrête pas le progrès. Il faudrait réguler, réglementer, accompagner le numérique de manière à ce qu’il nous ressemble, il serait possible en somme de le maîtriser pour le rendre plus éthique. Et ces projets de « reverdissement » et de « ré-humanisation » du numérique proposent une série de solutions unitaires : datacenters alimentés par des énergies vertes, boîte mails et moteurs de recherche qui compensent leur bilan carbone en plantant des arbres, green IT, fairphone, utilisation des données pour réguler les consommations énergétiques, sobriété numérique, éco-gestes divers et variés, réglementations, mesures et législations sur les données, logiciels libres, tentatives de décentralisation... Ceux-ci sont proposés par nombre d’associations et institutions évidemment : Greenpeace, la CNIL et autres commissions de contrôle pour inventer des normes de temps d’écran ou seuils d’exposition aux ondes… « C’est la « fureur réglementaire » : l’homme pense pouvoir dominer par la réglementation cette prolifération, il pose des règles, fait des organigrammes, trace des cadres et se convainc qu’ainsi l’on verra enfin clair dans les activités. » (6)
Et au milieu de tout ça, nous, militants technocritiques, marginaux parmi les marginaux, tentons tant bien que mal de faire vivre une critique radicale de la Technique. Une critique des mécanismes profonds à l’œuvre dans la société technicienne, traquant l’aliénation technologique partout où elle s’exerce. Pourtant, notre démarche est souvent mal comprise, être stigmatisés comme « technophobes » par les techno-béats ne nous dérange pas. Il est par contre beaucoup plus gênant pour nous d’être incompris des tenants d’une critique superficielle de la Technique, ou d’un Alter-Numérisme. Régulièrement, nous somme approchés par ce type de militants, du logiciel libre, de l’Open Data, de la « Neutralité du Net », de la « Civic Tech »… L’échange commence généralement avec eux nous expliquant que nous défendons les mêmes thèses, et se termine par un « K.O Technique » quand nous déployons notre argumentaire : nous tenterons donc dans cet article d’expliciter les raisons qui nous différencient des « alternuméristes ».
Alep et Laïnae, mars 2019
Sommaire de l’article complet :
• Introduction au numérique et au phénomène de numérisation
• Les tentatives de maîtrise du numérique
• L’approche « sociale et inclusive » ou l’injonction de l’adaptation
• L’approche « libriste et citoyenne » et autres tentatives de « réintroduire de la pensée dans le monde numérique »
• Sur le logiciel libre
• Sur l’Open Data
• Sur La Civic Tech
• Sur la Neutralité du Net
• La Neutralité de la Technique
• La réduction numérique
• Conclusion
• Voilà pourquoi on nous trouve « radicaux » ou « utopistes. »
Lire l’article complet en format pdf
Notes
(1) Voir les récentes alertes de la mathématicienne Cathy O’Neil.
(2) Transports ou télécommunications, Les ambiguïtés de l’ubiquité , Gérard Claisse, 1983.
(3) The ecological transparency of the information society. Heinonen, S., Jokinen, P., Kaivo-oja, J., 2001.
(4) « Rapport : le grand bluff de la dématérialisation numérique », Mr. Mondialisation, 30 décembre 2018. https://mrmondialisation.org/rapport-le-grand-bluff-de-la-dematerialisation-numerique/
Pour une lecture plus complète sur le sujet, lire La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, ouvrage collectif de Fabrice Flipo, Michelle Dobré, Marion Michot, aux éditions L’Échappée, 2013,
(5) Le Figaro, 30 décembre 2018. http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/12/30/32001-20181230ARTFIG00080-en-2019-le-numerique-promet-de-s-humaniser.php
(6) Le Bluff technologique, Jacques Ellul, 1989.
via https://www.technologos.fr/index.php?fic=text/trib/critique_alternumerisme.php